Programme 2013 : Pistes pour une leçon

> Mme de Sévigné - Lettres de l'année 1671

"Les récits" (Remarques sur les "histoires tragiques")

Pistes pour une leçon

 

Dans le cadre d’une leçon consacrée aux récits(1) dans les Lettres de 1671, il conviendrait d’étudier ceux se rattachant au genre de l’histoire tragique.

 

Cette expression désigne une variété de récit bref, en vogue au début du 17ème siècle, variété illustrée principalement par les Histoires tragiques de François de Rosset (1614) et les Spectacles d’Horreur de J.P Camus (1630). Le recueil de François de Rosset a connu un grand succès dès sa parution et l’auteur a même eu plusieurs continuateurs après sa mort. Pour qu’une anecdote mérite le qualificatif générique d’histoire tragique, il faut qu’elle réponde à plusieurs critères. Tout d’abord, l’histoire doit présenter un aspect extraordinaire que ce soit dans l’intrigue ou dans les caractères. D’autre part, l’histoire fera part au funeste ou bien à la transgression. Violence et mort seront omniprésentes, quant à la transgression, il pourra s’agir d’une transgression de l’ordre royal, de la loi conjugale, bien entendu de la morale mais aussi des lois de la rationalité avec des interventions du surnaturel.  En un mot, les histoires tragiques ne sont pas le lieu d’une humanité ordinaire mais excessive ou monstrueuse. Reflets de l’actualité – une actualité marquée par les déchirements consécutifs aux guerres civiles pour ce qui est de la fin du 16ème et du début du 17ème siècle – ces histoires tragiques doivent être comme le souligne Henri Coulet « véritables » et « contemporaines ».

 

Mais quel rapport établir entre ce sous-genre de la nouvelle plutôt caractéristique de la première moitié du siècle et les lettres de la marquise de Sévigné ? Si l’on examine les récits insérés dans les lettres, nous observons que plusieurs répondent à la définition esquissée dans le paragraphe précédent. La plus significative d’une déviance monstrueuse  est celle de Mme de Senneterre, mère dénaturée qu’on soupçonne d’avoir fait tuer son fils (p. 342). Mme d’Heudicourt, quant à elle, est celle qui, ayant commis l’adultère, se retrouve exilée et marginalisée (p. 57, 59). Encore plus exemplaire, l’histoire du mariage entre la grande Mademoiselle et Lauzun, la chose « la plus extraordinaire qui se puisse raconter » : la transgression est double. Le roi s’oppose à ce mariage et il s’agit d’une mésalliance. Transgression donc du pouvoir royal mais aussi des usages. Quand tombe la sentence royale, la réaction de Melle d’Orléans est à la mesure de son drame. « Elle éclata en pleurs, en cris, en douleurs violentes, en plaintes excessives, et tout le jour elle a gardé son lit » La destinée de Lauzun, par le renversement qu’elle connaît évoque aussi les histoires tragiques ou sont souvent démontées les plus belles ambitions. « Quand il sut qu’on le menait à Pignerol, il soupira, et dit : je suis perdu. On avait grand pitié de sa disgrâce dans les villes où il passait. Pour vous dire le vrai, elle est extrême. » (p. 374). Quant à la violence, citons le duel dans lequel est engagé Rabutin le page, autre « aventure extraordinaire » (p.52) et aussi le suicide de Vatel, une nouvelle dont Sévigné ne peut se « remettre » et dont la description qu’elle en fait s’apparente vraiment à un spectacle d’horreur: « Vatel monte à sa chambre, met son épée contre la porte, et se la passe au travers du cœur, mais ce ne fut qu’au troisième coup, car il s’en donna d’eux qui n’étaient pas mortels ; il tombe mort » (p. 167). Reste à évoquer l’omniprésence de la mort. Les lettres contiennent une importante rubrique nécrologique, Mme de Sévigné ne cesse d’annoncer à sa fille que telle ou telle de leurs connaissances vient de s’éteindre. Toute annonce de ce type ne rentre pas pour autant dans le cadre d’une histoire tragique. Mais, outre l’effet de nombre, on distinguera certaines morts qui font « frémir » parce qu’étant soudaines, brutales, elles nous renvoient la fragilité de notre condition  (M. de Montlouet p. 238, M. du Mans p. 265) et aussi parce que le mort n’ayant pas reçu les derniers sacrements, se faufile la perspective de la damnation. Evoquons ainsi la réaction empreinte de démesure de la veuve de M. de Montlouet qui « sur le point de perdre l’esprit… dit qu’elle veut être damnée, puisque son mari doit l’être assurément » (p. 243). Doit être mentionné  aussi l’évanouissement de Mme de Coëtquen apprenant la mort de sa petite-fille (p. 283). Dans tous ces exemples, la mort n’apparaît pas comme dans l’ordre des choses mais ouvre un abîme de douleurs. Enfin, peut s’en faut que la promenade nocturne de la marquise (p. 338), promenade aux loups, promenade aux ombres,  apparemment relayée par une anecdote du même ordre par Mme de Grignan ne se transforme en histoire fantastique.

 

Que fait Sévigné de ces histoires ? A vrai dire, peu de choses. La plupart restent à l’état embryonnaire et certaines sont à peine commentées. Cet affadissement est peut-être dû à l’évolution du contexte historique : Mme de Sévigné ne vit plus dans le monde perturbé de François de Rosset et ces histoires ont ainsi une moindre résonance. Mais on peut formuler aussi une hypothèse plus féconde. L’expression « histoire tragique » apparaît sous la plume de la marquise à la page 51. Pour qualifier quoi ? Le danger des voyages, au moment où sa fille doit bientôt quitter Paris pour la Provence. Il y a bien donc présence dans les Lettres de 1671 d’une histoire tragique, tragique et filée tout au long des lettres, l’histoire d’une mère à l'affection de laquelle sa fille est arrachée. Dans le dévorant amour maternel de Mme de Sévigné, qui n’hésite pas , rappelons-le, à intimer à son gendre l’ordre de ne plus fréquenter la couche de Mme de Grignan, qui clôt sa lettre en baisant la « belle gorge » de sa fille, on retrouve à la fois la violence des passions et un caractère déviant. Une histoire d'amour maternel, aux accents incestueux, mais aussi aux intonations funestes. L'ensemble de la correspondance est parcourue de sombres pressentiments et d'un désir de mort de la part de la marquise. On conclura donc en disant que la structure du recueil des Lettres de 1671 est celle d’une histoire tragique majeure, celle exprimant les "horreurs de la séparation" et qui intègre de micro-récits non développés et au tragique minoré.

 

Pour ce travail, mes sources ont été les suivantes :

 

 

- Henri COULET : Le Roman jusqu’à la Révolution, Armand Colin, 1991 pp. 154-156

- François de ROSSET : Histoires tragiques, Le livre de poche, bibliothèque classique, introduction d’Anne de Vaucher Gravili, 1994

 

 



(1) Un sujet de leçon proche serait celui formulé ainsi « Ce n’est pas une lettre, c’est une relation »

 

  FV