Programme 2013 : Pistes pour une leçon

> Mme de Sévigné - Lettres de l'année 1671

"1671"

Pistes pour une leçon

 

Un tel sujet nous amène d’abord à nous demander ce que l’on apprend de l’année 1671 en lisant les Lettres de Mme de Sévigné, autrement dit il confère d’autorité à cette œuvre une dimension historique. Cette dimension existe, on a en effet des échos de cette année du règne de Louis XIV, de la petite Histoire (le roi et ses maîtresses) à la grande Histoire (la perspective d’une guerre avec la Hollande)  mais l’édition au programme, en commençant par nous présenter 6 lettres de 1670 nous permet  dans un second temps d’étudier cette année 1671 par contraste avec celle qui précède. Il faut donc qu’on se demande en quoi 1671 n’est plus 1670, sur le plan historique certes (quelles sont les nouvelles de 1671 ? ou Mme de Sévigné en gazetière) sur le plan biographique (quelles révolutions s’accomplissent dans la vie de Mme de Sévigné au point de la faire naître comme écrivain  (comme l’analyse Roger Duchêne) et sur le plan de l’écriture (quel changement observe-t-on dans sa manière épistolaire ?)

 

Commençons par dire quelques mots du contraste entre les lettres de 1671 et celles de 1670. Alors que les correspondants privilégiés étaient ses cousins, Coulanges et Bussy-Rabutin, la correspondance de 1671 est dominée par des lettres bi-hebdomadaires à sa fille, suite au départ de celle-ci. Curieusement, une situation déjà connue se redouble de façon amplifiée. Dans les lettres à F de Grignan on retrouve les caractéristiques de la correspondance avec Bussy. Dans les deux cas, Mme de Sévigné écrit à un membre de sa famille, éloigné en Province et surtout lui écrit des lettres où percent à la fois la complicité « C’est grand dommage que nos étoiles nous aient séparés. Nous étions propres à vivre dans une même ville » (p.45)  l’esprit et l’ombre de tensions (cf. lettre 9). En 1671, le couple Bussy/Sévigné est éclipsé quand Mme de Grignan devient la principale destinataire des lettres. Les lettres à cette dernière sont d’une toute autre longueur  (proportionnée à la distance entre Paris et Grignan ?) que celles aux cousins Bussy et Coulanges. Tendant au journal, elles se détachent de l’aspect conventionnel de la correspondance. Entre 1670 et 1671, le traitement des nouvelles n’est plus le même : on opposera le traitement du mariage de la grande Mademoiselle qui donne lieu à un véritable feuilleton  (cf. lettres 1, 2, 5 et 6) à celui de Monsieur qui suscite presque l’ennui (cf. lettre 91). Mme de Sévigné fait du mariage de Melle de Montpensier sa lettre la plus célèbre, elle ne fait rien (du point de vue du brio littéraire) du mariage de Monsieur. Si les lettres demeurent d’une certaine façon une chronique de l’année 1671, il s’agit d’une chronique relâchée : on apprend la mort de Vatel, l’emprisonnement de Lauzun à Pignerol, la description d’une coiffure à la mode, quelles charges prennent les uns et perdent les autres mais le carnet mondain est souvent relégué en fin de lettre comme pour s’en débarrasser.  Grâce à ces nouvelles Mme de Grignan reste une parisienne mais ce qui nous frappe le plus dans les lettres de 1671 c’est leur tendance à se fermer sur elles-mêmes.

 

Les lettres de 1671, toujours par contraste avec celles qui précèdent étonnent par leur tendance à parler d’elles-mêmes, à commenter leur propre fonctionnement (réponse au 14 mars p .117), leur longueur, les thèmes qu’elles abordent (parfois il y a disette de sujets p.253) , leur faculté à rétablir l’entente entre la mère et la fille, ce qu’elles représentent pour qui les écrit et les reçoit mais aussi le drame que représente leur perte (cf. lettre 54) et le rythme des courriers, certains de ces points de façon obsessionnelle. Cette réflexivité est donc liée à l’angoisse : en effet, les lettres de 1671 ne sont plus seulement des véhicules mais des traces de l’autre, c’est ce dont témoigne bien la lettre 101. Ce mouvement de fermeture concerne  aussi la marquise elle-même. Le 1er février, le lucide Bussy fait remarquer à sa cousine « c’est le départ de Mme de Grignan qui vous met en méchante humeur ». Ce changement d’humeur va pousser la marquise à rechercher la solitude, ou du moins adopte-t-elle à ce moment-là ce que des critiques ont appelé le discours de la retraite. En effet, quand on regarde les lettres avec attention, Mme de Sévigné n’est jamais vraiment recluse ni isolée mais ses mots changent. « Ma douleur » sont les premiers mots de sa correspondance avec sa fille. On entre dans l’élégie. Le monde extérieur trouve toujours sa place dans les lettres mais un rééquilibrage se produit, on observe un resserrement sur l’intime. Et parce que les lettres sont intimes, il convient de ne pas les montrer, à part peut-être à des intimes comme Mme de La Fayette (cf. p 155).

 

En 1671 donc, l’humeur de la marquise change et avec elle, beaucoup d’autres choses. On pourrait qualifier 1671 d’année des perturbations. Les repères les plus élémentaires se dérobent et un nouveau rapport au temps et à l’espace se crée. Partagée entre un regret permanent du passé et une anticipation, une espérance qui la fait se projeter aux jours de courrier- lesquels sont le vrai rythme de la vie, plus que le jour et le nuit - elle écrit  alors « de provision »  et à un prochain séjour en Provence « Vous avez des fruits  que je dévore déjà par avance. J’en mangerai l’année qui vient » ( p. 307) la marquise constate en elle un changement. Alors qu’elle n’aimait pas « pousser le temps avec l’épaule » (p. 350), elle avoue à présent « Que j’aime le temps à venir » (p. 307). Le présent est un néant et une douleur. Elle n’y trouve plus « aucun agrément » (p.50) et déclare « Présentement je ne sais plus où j’en suis » (p 87) Pour la marquise, 1671 psychique n’est pas heureux.  Les limites de l’année sont maintenant définies de façon entièrement subjective : 1671 commence vraiment avec le départ de Mme de Grignan et semble ne pouvoir se terminer qu’avec les retrouvailles envisagées fin 71 puis pour 1672. C’est cet axe séparation-retrouvailles qui  permet de prendre désormais la mesure du temps.  Autre calendrier subjectif : Novembre est le mois des couches pour Françoise de Grignan et se projeter à ce moment-là est au contraire d’autres anticipations un sujet d’angoisse : Novembre 1671 pourrait être fatal à Mme de Grignan, la fin de l’année peut coïncider avec une séparation encore plus définitive.  Même confusion du point de vue spatial, « Je vous ai suivie pas à pas » (p.80). Les rêveries de la marquise la portent vers sa fille malgré son mépris de la province. Paris lui est devenu « indifférent ». En un mot, la séparation induit une nouvelle perception de l'espace et du temps. Et à ce temps chronologique fait écho le temps météorologique. Le déluge de février 1671 ne semble-t-il pas fait des larmes extériorisées que verse une mère pour retarder le départ de sa fille ? Temps mythique dans lequel la marquise, moderne Niobé, pleure son enfant disparue.  1671 apparaît donc comme l’année de l’instabilité. Quand Mme de Sévigné évoque le ballet des maîtresses royales ((p.72), elle note « Les nouvelles de cette année ne tiennent pas d’un ordinaire à l’autre ». On retrouve une remarque presque synonyme à propos de la fausse mort de Vallot( p.81) « Rien ne dure cette année, pas même la mort de M.Vallot ». Quand Mme de Sévigné exprime son impression sur cette année qui commence, c’est donc pour l’associer à l’instabilité. Comme Lauzun prisonnier à Pignerol après avoir failli épouser le plus beau parti de France, la marquise connaît avec le départ de sa fille un cruel changement de fortune qui l’amène à regretter le passé. Pour elle, 1671 est symbole de fin et de dégradation.  Pour nous lecteurs, il signifie le  vrai début de sa « carrière » épistolaire.  FV