Programme 2013 : Explication de texte

> Mme de Sévigné - Lettres de l'année 1671

pp. 309-311 « Aux Rochers... fasse pas réponse aujourd'hui»

Explication de texte      

 

INTRODUCTION

Situation

La lettre 81 est datée du 16 septembre 1671 : c’est la fin de l’été aux Rochers, résidence de la famille de Sévigné, près de Vitré en Bretagne. Cette lettre 81 apparait comme le prolongement de la lettre 80 dans laquelle la marquise déjà en proie à un certain « chagrin de l’esprit » fait un long développement sur la perte des lettres de sa fille.

 

Sujet

A la date où Mme de Sévigné écrit cette lettre, les Etats de Bretagne viennent de se terminer. Ces Etats étaient l’occasion d’une réunion de toute la noblesse bretonne et de nombreuses mondanités. Avec la fin des Etats, il y a moins matière à raconter et la marquise se retrouve donc confrontée à une terrible « disette de sujets » (cf. p. 253). La lettre 81 , marquée par une certaine pauvreté du contenu informatif, est donc  de tonalité élégiaque, essentiellement vouée à l’expression des sentiments .

 

Lecture

 

Composition et remarques

- Le 1er paragraphe du texte est un bulletin de l’humeur de la marquise.

- Le 2ème paragraphe exprime des inquiétudes à propos de la santé de Mme de Grignan et d’un éventuel silence de sa part. Ces deux premiers paragraphes possèdent donc chacun une relative unité.

- Le 3ème paragraphe est plus hétéroclite. Mme de Sévigné quitte temporairement le champ de l’intériorité pour parler de ses lectures (à peine 11 lignes) mais ce sujet s’épuise vite et  elle revient sur les « horreurs de la séparation » (cf. p.180) L’unité de la lettre semble donc bien se fonder sur le ressassement mélancolique.

 

Problématique

Nous verrons comment, suite à la fin des Etats de Bretagne,  le manque de nouvelles intéressantes à communiquer à Mme de Grignan conduit au risque d’introduire un malaise dans la communication.

 

EXPLICATION

1er MOUVEMENT

La lettre commence de façon abrupte et la formule « Je suis méchante », c’est-à-dire de mauvaise humeur, sonne comme une mise en garde à l’adresse d’une Mme de Grignan qui ne se contenterait pas d’ouvrir une lettre mais ferait vraiment son entrée dans la pièce. Ce début souligne donc à quel point la lettre se veut une conversation réelle.  Mercredi est jour de courrier mais Mme de Sévigné semble n’avoir rien à raconter, il est cependant inimaginable de manquer une occasion d’écrire à sa fille, aussi la lettre est-elle centrée sur l’énonciatrice.  On trouve 10 fois le pronom « je » dans le paragraphe. L’épanchement initial , loin d’exclure la destinataire, ouvre sur un souvenir commun « Je suis comme quand vous me disiez : »Vous êtes méchante ». En effet, le terme "méchante", appliqué à l'une ou l'autre des deux femmes est récurrent dans leur échange et l'une des marques du badinage. La mention de ce souvenir désamorce la charge d’agressivité que pourraient contenir les premiers mots et nous ramène dans le domaine de la complicité mère-fille. La mauvaise humeur de Mme de Sévigné est en fait une manifestation de mélancolie, elle est « triste » -mot qui a encore au 17ème un sens fort- et la cause de cette tristesse est l’absence de lettres de sa fille « Je n’ai point de vos nouvelles ».  Le point sur la réception ou la non-réception des lettres de Provence constitue une marque d’ouverture topique des lettres (pour la non-réception, on peut citer les lettres 53, 61 ou 76) L’expression de la causalité est implicite, juste figurée par un point-virgule. Le chagrin de la mère ne doit pas peser trop fortement sur la fille aussi la marquise va-t-elle choisir la minoration quand elle exprime ses sentiments. Ainsi la maxime « La grande amitié n’est jamais tranquille » - qui fait écho à une autre formule gnomique à la fin de la lettre précédente « On n’a point de repos quand on aime » -  permet de justifier son humeur en rattachant son cas individuel à une loi toujours vraie. Cette maxime est intéressante car elle exprime dans une forme classique (La Rochefoucauld  , Mme de Sablé, Pascal) l’une des valeurs de la préciosité. Difficile de ne pas voir en effet derrière « la grande amitié » la « parfaite amitié » de L’Astrée. Selon Anne Sancier (Introduction à la langue du XVIIème siècle), l’amitié désigne un « attachement profond et solide », c’est aussi un amour « qui ne veut se dire pas comme tel ». L’amour que Mme de Sévigné porte à sa fille est donc un amour exemplaire, un idéal réalisé mais en même temps un amour qui se cache derrière un synonyme. Retenue des sentiments… Par ailleurs, nous sommes bien aussi dans une perspective classique, ce sont les mots de Pascal (repos ; tranquille ) et sa vision du monde qu’emprunte Mme de Sévigné quand elle évoque les misères de l’attente et l’agitation dans laquelle elles la plongent. Les deux phrases qui suivent « Il pleut ; nous sommes  seuls » bâtissent le tableau d’une désolation bretonne propre à exacerber les pensées négatives. L’ennui , le vide alimentent la tristesse maternelle. Le souhait que formule Mme de Sévigné « Je vous souhaite plus de joie que je n’en ai aujourdhui »  montre qu’elle a conscience de ce que ses propos peuvent avoir de désagréable. Il s’agit de s’épancher sans pour autant inoculer à l’autre son humeur.  Car cette lettre est une véritable gageure : que partager de positif quand on n’a rien à raconter et que l’on ne ressent que de la tristesse ? La mélancolie de la marquise rayonne déjà dans toute sa demeure bretonne « Ce qui embarrasse… chagrin ». S’esquisse une scène moliéresque dans laquelle l’entourage de Mme de Sévigné se transforme en autant de médecins empressés autour de la maîtresse de maison, empressés autant qu’impuissants à la guérir « Toute leur habilité est à bout ». Le pouvoir d’une lettre - celle qui donnerait des nouvelles de Mme de Grignan - est supérieur à « l’excès de leur amitié ». C’est donc bien l’ethos de la mère inconsolable qui se déploie ici. « Je voudrais qu’il fût vendredi » montre une tentative pour donner comme remède à l’ennui le fantasme et une projection dans le futur pour oublier le néant du présent.  Vendredi est le jour où Mme de Sévigné reçoit une lettre, la lettre 81 nous fait parfaitement sentir à quel point le rythme des courriers est contraignant, forçant d’une part à une attente insupportable, forçant de l’autre à écrire quand il n’a guère qu’une plainte à faire entendre. Mais là encore le remède est inopérant « ce serait encore pis ». Mme de Sévigné semble se méfier de sa propre imagination et des chimères qu’elle peut produire, chimères susceptibles de déplaire à la raisonnable Mme de Grignan. Aussi le paragraphe se clôt-il sur un retour à la raison « je suis contrainte d’avoir patience…usage » . La formule phatique « comme vous savez » fait naître une connivence : il s’agit de rire ensemble d’un défaut de la marquise. Ne finissons pas l’étude de ce paragraphe sans souligner à quel point cette humeur que décrit la marquise lui est inhabituelle. Certes, le lecteur des Lettres de l’année 1671 est familier d’un souci constant chez  la marquise quand il est question de sa fille mais Roger Duchêne signale à plusieurs reprises dans ses ouvrages consacrés à la marquise à quel point elle incarnait la joie de vivre - Mme de la Fayette son amie lui disait "La joie est l'état véritable de votre âme". L’absence de lettres de sa fille fait donc plus que l’inquiéter, elle est cause d’un vacillement identitaire.

 

2eme MOUVEMENT

Dans le deuxième paragraphe, la lettre 81 suit une dynamique qui est habituelle aux lettres que la marquise envoie à sa fille : après le point sur la non-réception des lettres de sa fille et les sentiments que ça engendre chez elle, elle s’enquiert de la santé de celle-ci : « J’ai une extrême… frayeur ». On observe toujours ce balancement entre légèreté (le mot « envie » évoque davantage la curiosité mondaine que l’angoisse maternelle) et insistance. Cette même question, Mme de Sévigné l’a déjà posée le 6 et le 13 septembre et elle n’a rien reçu encore qui la rassure. La frayeur dont elle fait état est à relier à une circonstance récente, un incendie près du château de Grignan (cf. L.78). Mme de Sévigné rapproche cette frayeur de celle qui causa la fauche-couche de Livry, ainsi s’explique son « aversion ». L’identification à l’état de sa fille « pour moi … ma santé » nous ramène à l’expression de la plainte mais dans un cadre autorisé.  En effet,  dans ce cas précis, il s’agit d’un topos de la lettre à un ami malade : le souci que cause la maladie physique de l’ami provoque chez l’énonciateur , en écho, une autre maladie[i]. Pour topique qu’elle soit, cette formulation n’en est pas moins hyperbolique et Mme de Sévigné retrouve le chemin de la prudence pour que son éternel ressassement n’exaspère pas la comtesse : « Mon inquiétude ne va pas jusque là ». De la même façon, la phrase « Je suis persuadée…remise » est un conseil dissimulé qu’il faut lire comme « Restez au lit jusqu’à ce que vous soyez entièrement remise ». La suite du paragraphe porte les traces d’une tension entre la mère et la fille. « Ne me venez point dire…je suis présentement ».  Nous comprenons que dans l’une de ses lettres, sans doute récente, Mme de Grignan s’est irritée des perpétuelles inquiétudes de sa mère et l’a menacé de ne plus rien lui dire sur sa santé. Remarquons au passage que les traces de la parole de Mme de Grignan dans cette lettre semblent unanimement désagréables, souvenons-nous que la lettre commence par un propos rapporté « Vous êtes méchante », même en accordant bien à ces mots le sens qu’ils ont à l’époque, les propos de la comtesse semblent manquer d’onctuosité ! Les lettres à Mme de Grignan s’écrivent donc sous le régime d’une double contrainte : elles doivent satisfaire un besoin d’épanchement sans que celui-ci , trop appuyé ne provoque  une autocensure chez l’autre.  Après la désolante « disette de sujets » , après la perte des lettres,l’autre menace qui pèse sur la communication est la rétention d’informations.  Si l’une en dit trop, l’autre ne dira plus rien…Mme de Sévigné rappelle alors à sa fille que l’échange épistolaire repose sur un contrat moral, contrat par lequel Mme de Grignan s’engage à tout dire sur sa santé pour que sa mère n’en soit pas réduite à imaginer – la lettre 81 montre d’ailleurs à plusieurs reprises que l’échappée dans l’imaginaire est une option toujours proche. La « confiance » n’est possible que si l’on est assuré que l’autre est transparent, ne cache rien, la distance accentuant encore cette nécessité. La fin du paragraphe laisse échapper un aveu : recevoir les lettres de sa fille n’est pas pour la marquise une question de souci ou de sérénité mais de vie et de mort « On aurait un beau loisir pour se pendre ». Encore une fois Mme de Sévigné s’exprime entre épanchement et retenue, faisant culminer le champ lexical de la maladie et de la mort qui parcouraient tout le début de la lettre dans une menace de suicide tout en exprimant celle-ci à l’intérieur d’une tournure impersonnelle.

 

3ème MOUVEMENT

Le troisième paragraphe fait état d’une tentative pour quitter le domaine des sentiments et aborder un sujet différent, celui des lectures de Mme de Sévigné. La transition d’un sujet à l’autre se fait à travers l’expression métaphorique « une petite dose » qui assimile les Essais de Morale de Nicole à un remède. La lecture de Nicole est habituelle chez Mme de Sévigné, cela ne constitue pas une information neuve contrairement à une autre lecture « une petite critique contre la Bérénice de Racine » - auteur que la marquise ne goûte guère-  de l’abbé Montfaucon de Villars. La lecture est remède surtout parce qu’elle est divertissement : le paragraphe regorge de termes tels que « plaisante, joli, bagatelle, divertie ». La marquise se livre à un exercice de critique littéraire. Son opinion est contrastée. Si on considère l’ouvrage dans son ensemble, il est « joli » (=digne de louanges)mais l’examen du détail révèle des défauts , « il y a cinq ou six petits mots qui ne valent rien du tout » et l’abbé n’est pas un honnête homme « Il ne sait pas le monde ». Le sujet  se tarit cependant bien vite, rien sur les arguments justifiant une critique de Bérénice, on a connu la marquise plus en verve, on voit que le cœur n’y est pas. C’est ce que la marquise conçoit le plaisir de la lecture comme quelque chose qui se partage, on ne lit pas solitairement, on lit ensemble (cf. p. 242, par exemple) aussi une nouvelle rêverie la fait-elle imaginer une réunion avec sa fille : « je vous souhaitai… auprès de moi ». Comme dans le premier paragraphe, la rêverie n’apporte cependant pas de réel soulagement à la marquise car l’idée de la réunion appelle celle de la séparation, « sauf à vous retourner…le dernier ». Et face à l’angoisse de séparation, la marquise use de verbes tels que « je vous assure, je vous avoue », verbes qui soulignent le lien que crée justement la parole. Autrement dit, la tentative pour parler d’autre chose que de soi et de son inquiétude échoue et les obsessions de Mme de Sévigné retrouvent  de plus belle le chemin de sa plume. La phrase « C’est une chose bien dure pour moi que de vous dire adieu » est très intéressante dans la mesure où l’adieu semble se vivre au présent. On peut gloser en disant que la blessure du mois de février, véritable traumatisme, ne s’est pas refermée mais surtout que la séparation de février est ravivée à chaque fois qu’il est question de terminer la lettre ; car en effet , faute de sujets et parce que Mme de Sévigné a conscience de l’irritation que peuvent causer son continuel ressassement « Ainsi vous êtes à couvert de ce chapitre », la question de terminer la lettre ici se pose. La phrase « J’espère que …trouvera gaie » pourrait faire office de formule de clôture, et l’expression « chien d’esprit » faisant écho à l’adjectif « méchante » indique une volonté de bouclage. La proposition de « brûler » la lettre est une proposition de compromis, cet autodafé permettant à la fois à la mère de s’épancher sans que la fille n’en soit ennuyée. La dernière phrase  instaure un changement de tonalité, on sort du pathétique par l’évocation hypothétique  d’une lettre au beau-frère de Mme de Grignan, lettre déjà reportée,  lettre que l’on n’imagine pas plaintive mais injustement agressive et hostile. C’est sur une autre image que celle de la mère éplorée que se clôt ce paragraphe. Il faut soigner sa sortie.

 

La postérité a souvent désigné Marie de Sévigné du terme de « gazetière », terme poli pour ne pas dire « commère ». En effet, si ses lettres s’occupent parfois de diffuser des informations sur la vie politique ou artistique de son temps, si ces informations confinent parfois à d’authentiques commérages sur des personnes de sa connaissance, une étude de la lettre 81 nous permet d’entrevoir que l’appétit de nouvelles de Mme de Sévigné s’explique moins par une curiosité hypertrophiée  ou un goût du ragot que par la nécessité d’alimenter à tout prix sa correspondance avec sa fille. Faisant feu de tout bois, Mme de Sévigné est prête à rapporter tout ce qui permet de nourrir la communication entre sa fille et elle, tout en maintenant éloignée la menace de la déploration et du ressassement. La suite de la lettre 81 va se caractériser par une accumulation de questions, sur tout et sur rien, pour faire durer encore un peu la lettre et le moment de réunion qu’elle constitue. Cette accumulation  est symptomatique d’une demande qui dépasse la simple demande d’information circonstancielle. Sans aller jusqu’à citer Jacques Lacan qui voyait en toute demande une demande d’amour, on peut lire dans chaque question de la marquise un besoin d’être rassurée. FV



[i] Je me réfère ici à un modèle de lettre trouvé à l’adresse suivante http://lettresmodernes.formations.univ-rouen.fr/spip2/?Agregation-2013-documents-Sevigne