Programme 2013 : Etude Littéraire

> Mme de Sévigné - Lettres de l'année 1671

Contribution de Gilles Panabières
Agrégé de lettres Modernes 2013 

 

"Lettre 26" (p. 103 à 111)

Etude littéraire

 

La lettre est un genre très prisé au XVII° siècle. Vincent Voiture et Guez de Balzac publient les leurs avec succès ; les lettres plaisent à un public aristocratique et mondain, appréciant son caractère court, élégant et divertissant. C’est dans cette mouvance que se situe Madame de Sévigné. Pourtant, les Lettres de la marquise occupent une place un peu particulière, ne serait-ce que parce qu’elles n’ont pas été publiées de son vivant. Il faut attendre 1725 pour en voir une première édition, très parcellaire, et ce n’est que depuis les années 1970, grâce aux travaux de Roger Duchêne, qu’on a accès aux quelques mille quatre cents lettres qui ont été conservées. De là vient le débat qui oppose la critique actuelle, notamment autour des travaux de Bernard Bray et Fritz Nies d’un côté, et ceux de Roger Duchêne de l’autre : Madame de Sévigné se savait-elle, se concevait-elle comme écrivain, ou au contraire se considérait-elle avant tout comme mère et faisait-elle du genre de la lettre un moyen de manifester son amour à sa fille, Madame de Grignan ?

            La lettre 26, la plus longue du recueil des Lettres de l’année 1671, illustre bien cette ambiguïté : alors que Madame de Grignan est partie en Provence rejoindre son mari, le 4 février, date funeste pour la marquise de Sévigné, les deux femmes entament immédiatement une correspondance très fréquente, au rythme de deux lettres chacune par semaine environ. La lettre 26, envoyée le 18 mars, un mois et demi à peine après le départ de Françoise-Marguerite de Grignan, est symptomatique de l’ambiguïté permanente qui caractérise cet échange épistolaire : en effet, on trouve dans cette lettre un mélange entre des éléments appartenant à la tradition de la lettre galante, telle que Voiture et Balzac l’ont pratiquée, et des passages beaucoup plus intimes, évoquant l’amour unique que porte Madame de Sévigné à sa fille.

C’est cette double portée qui constituera le fil directeur de notre étude, qu’on organisera de la manière suivante : dans un premier temps, nous nous attarderons sur l’idée que cette lettre s’inscrit, dans une certaine mesure, dans la tradition de l’échange épistolaire au XVII° siècle ; en effet, il est possible de retrouver un certain nombre d’éléments pouvant faire penser au genre de la lettre galante. Nous verrons ensuite qu’il s’agit également d’une lettre d’une mère à sa fille, marquée par une évocation d’affaires familiales, ainsi que par une série de louanges et de conseils. Enfin, nous envisagerons le texte comme une lettre intime, construisant par le biais de l’écriture un lien exceptionnel entre les deux êtres.

 

 

1. Une lettre galante

 

a. La lettre : un objet social, lu par d’autres personnes que le destinataire premier :

Dans cette lettre, comme dans de nombreuses autres, certains passages sont révélateurs du statut de la lettre au XVII° siècle : la distinction entre ce qui est public et ce qui est privé n’est pas très claire, ou plutôt, rien n’est strictement privé : les lettres sont souvent lues par un public second, par un cercle qui dépasse le destinataire premier. Par exemple, lorsqu’elle évoque M. de Coulanges, Madame de Sévigné écrit (p.106) : « il m’a montré aussi une lettre que vous lui écrivez, qui est très aimable. ». La marquise a ainsi eu accès à une lettre de sa fille qui ne lui était au départ pas destinée. Un peu plus loin, Madame de Sévigné parle de ses amis, à qui elle a transmis les compliments écrits par sa fille, et elle ajoute : « la Comtesse était ravie, et voulut voir son nom. Je n’ose hasarder vos civilités sans les avoir en poche, car quelquefois on me dit : « que je voie mon nom » (p.107). La lettre est ainsi perçue comme un objet social, un texte qu’on montre à d’autres, qu’on destine à une lecture collective, entre aristocrates mondains. On en extrait certains passages et on les fait lire. C’est sans doute notamment pour cela que la composition en est assez lâche, assez libre. Madame de Sévigné glisse d’un sujet à un autre, sans faire de transition, en changeant simplement de paragraphe, ce qui donne à cette lettre un aspect composite. Le texte semble constitué de différents morceaux détachables. On peut très bien en prendre une partie et la faire lire, sans montrer les autres, sans que les « lecteurs seconds » s’en trouvent déroutés.

 

b. Une lettre faite pour plaire, pour divertir :

Le statut de lettre galante est également perceptible à travers la manière dont la marquise écrit. Il s’agit pour elle de divertir sa fille, et éventuellement d’autres lecteurs. Par exemple, lorsqu’elle évoque M. de Saissac, qui vient de subir une disgrâce de la part du roi pour avoir triché au jeu, Madame de Sévigné prend la peine de faire de cette nouvelle un récit alerte et plaisant, notamment en utilisant une question oratoire (« savez-vous pourquoi ? »), en employant des structures paratactiques qui donnent à l’histoire une certaine rapidité (« le cartier fut interrogé par le Roi même ; il nia d’abord », p.104-105) et en refermant le récit sur lui-même : le paragraphe commence par « il y a présentement une nouvelle qui fait l’unique entretien de Paris » et se termine par « voilà de quoi l’on parle uniquement ». De même, un peu plus loin, elle utilise une élégante métaphore pour distinguer les amants attitrés de Mme du Canet et les autres : « les étoiles fixes et errantes » (p.106). Plus loin encore, la marquise interrompt brusquement sa lettre, au milieu d’une phrase, par une aposiopèse, pour insérer un billet galant rédigé par un de ses amis, M. de Barillon, qui termine son text par un compliment bien tourné, « je quitte Paris sans regret », manière implicite d’affirmer que Paris a perdu son intérêt pour lui depuis que Madame de Grignan est partie. Madame de Sévigné prend ainsi bien soin de divertir sa fille, de ne point l’ennuyer, en insérant dans son texte des moments de légèreté caractéristiques de la lettre galante.

 

c. Une lettre qui fait la part belle à l’évocation de la Cour :

L’évocation d’anecdotes au sujet de la vie de la Cour est également caractéristique du genre de la lettre galante. A une époque où les journaux sont encore peu nombreux et où leur diffusion est encore assez lente (le premier périodique français, la Gazette, est né en 1631, par l’intermédiaire de Théophraste Renaudot), la lettre a souvent pour fonction d’informer ceux qui, pour une raison ou pour une autre, sont éloignés de la Cour, de ce qui s’y passe. Donner des nouvelles est une façon, d’une certaine manière, de permettre à Madame de Grignan, de tenir son rang, faute d’être à la Cour. C’est pour cela que la marquise détaille l’anecdote concernant Monsieur de Brissac : c’est l’information du moment, dont il faut être au courant pour « exister » socialement. Madame de Sévigné évoque également d’autres personnes, mais plus rapidement, parce que ce n’est pas le sujet à la mode : ainsi suivons-nous des nouvelles de Mme de Janson (p.105), de Mme du Canet (p.106), du marquis de Saint-Andiol (p.107), du maréchal de Bellefonds (p.107), de la duchesse de Ventadour (p.107) et de Mme de Nevers (p.108), dont la coiffure sera à nouveau évoquée un peu plus loin, plus en détail, dans la lettre 28. Cette dernière nouvelle possède d’ailleurs un ton satirique, un persiflage, qui est caractéristique du genre de la lettre galante. L’épistolière parsème ainsi son récit d’anecdotes concernant la Cour et ce qui s’y passe.

 

Transition : Mme de Sévigné ne se contente pas de faire une lettre galante. Certaines informations sont plus personnelles ; ce sont des histoires de famille. Cette lettre 26 est aussi une lettre d'une mère à sa fille.

 

 

2. Une lettre de mère

 

a. L’évocation d’éléments familiaux

A plusieurs endroits, Madame de Sévigné échange des informations purement familiales avec sa fille : elle évoque notamment les questions financières propres à la charge de M. de Grignan, qu’elle désigne par le mot « affaire », qu’elle répète à plusieurs reprises : « vous me donnez une bonne espérance de votre affaire » (p.103), « ayez soin de me mander des nouvelles de votre affaire » (p.108), « l’abbé est fort content du soin que vous voulez prendre de vos affaires » (p.108). Il s’agit des cinq mille livres que M. de Grignan a l’intention de demander à l’Assemblée pour l’entretien de ses gardes. Plus loin, la marquise donne des nouvelles de Charles : « votre frère est à Saint-Germain, et il est entre Ninon et une comédienne » (p.108-109). Il s’agit d’une première mention des mésaventures amoureuses de son fils, qui seront plus amplement développées dans la lettre 32, avec à la fois de l’humour et de la retenue. Enfin, Mme de Sévigné clôt sa lettre par deux mentions rapides, l’une de M. de Grignan (« le billet de M. de Grignan est très joli », p.111), l’autre de Marie-Blanche, sa petite-fille, qui est restée à Paris (« pour votre fille, je l’aime ; vous savez pourquoi et pour qui », p.111).

 

b. La fierté d’une mère envers sa fille

Dans la lettre 26, nous en sommes encore au début de la correspondance entre la marquise et sa fille. Madame de Sévigné éprouve le besoin d’affirmer à de multiples reprises qu’elle est fière de la comtesse, de la manière dont elle se comporte. Peut-être aussi qu’il s’agit de s’attirer ses bonnes grâces, après quelques tensions récurrentes dans leur relation, avant son départ pour la Provence. Toujours est-il que cette lettre constitue un éloge de Mme de Grignan : la marquise commence par louer l’ « habileté » et la « sagesse » de sa fille (p.104). Elle exprime ensuite sa fierté au sujet de la manière d’écrire de la comtesse : « elle est parfaite ; il y a des traits dans vos lettres où l’on ne souhaite rien. Si elles étaient de ce style à cinq sols que vous honorez tant, je doute qu’elles fussent si bonnes » (p.104). Elle oppose le « style à cinq sols », autrement dit le style galant, à celui de Mme de Grignan, moins précieux mais plus naturel, qualité qu’elle évoque d’ailleurs dès la lettre 13, où elle dit des lettres de Mme de Grignan qu’elles sont « si tendres et si naturelles qu’il est impossible de ne les pas croire » (p.61). Chez Mme de Sévigné, qui cherche avant tout la sincérité, le « naturel » est une qualité, car il s’oppose à l’artifice des lettres galantes. Dans la suite de la lettre 26, on retrouve encore d’autres louanges, notamment au sujet de son comportement en société : « Je vous vois faire toutes vos révérences et vos civilités. Vous faites fort bien, je vous en assure. » (p.106). L’éloge passe également par l’intervention de tiers : Madame de Sévigné profite de compliments faits par certaines personnes pour exprimer sa fierté de mère : « [M. le marquis de Saint-Andiol] m’a dit qu’il vous avait vue en chemin, belle comme un vrai ange » (p.107), « Vardes a écrit des merveilles de vous, de votre esprit, de votre beauté » (p.107). En résumé, la marquise fait de sa fille un portrait très élogieux, celui d’une femme qui a toutes les qualités qu’on attend d’elle au XVII° siècle : elle est belle, elle a de l’esprit et elle sait se comporter avec habileté, courtoisie et sagesse.

 

c. Le devoir d’une mère à sa fille

Bien souvent, aux éloges se mêlent des conseils. Peut-être même la louange permet-elle à Mme de Sévigné de faire son devoir de mère en conseillant sa fille, tout en ménageant sa susceptibilité. N’oublions pas qu’elle s’adresse à une femme mariée, et donc à un être qui a acquis son statut d’adulte. La marquise ne peut plus se permettre de faire la morale à sa fille. Les conseils doivent être faits d’une manière habile, avec des précautions oratoires. Cette lettre contient un certain nombre de verbes à l’impératif, montrant bien que la marquise souhaite orienter sa fille vers ce qui lui semble la meilleure attitude possible : « suivez-la constamment », « n’épargnez aucune civilité », « rendez-vous maîtresse de toutes choses » (p.103). Certaines de ses phrases ressemblent à de maximes, à la manière de La Rochefoucauld : « tâchez, mon enfant, de vous accommoder un peu de ce qui n’est pas mauvais ; ne vous dégoûtez point de ce qui n’est que médiocre ; faites-vous un plaisir de ce qui n’est pas ridicule » (p.106). Tout en faisant son éloge, la marquise engage sa fille à acquérir tout un art de vivre, fait d’un comportement adéquat en société, d’une affirmation de soi et d’une certaine modération. C’est tout l’idéal de « l’honnête homme » que l’épistolière veut transmettre à Madame de Grignan.

 

Transition : cette lettre est ainsi également celle d’une mère à sa fille. Mais Mme de Sévigné va beaucoup plus loin que son simple rôle de mère. Ce qu’elle essaie d’instituer à travers l’écriture, c’est une relation intime avec la comtesse, un lien unique qui surpasse tous les autres.

 

 

 

3. Une lettre intime

 

a. Un lien en construction

Ce lien intime, il n’est pas acquis d’avance. Il faut préciser que les relations entre mère et fille n’ont pas toujours été idéales : la susceptibilité de Mme de Grignan a souvent été touchée par l’esprit qu’on prête à la marquise. Autant celle-ci est extravertie, sociable et spirituelle, autant celle-là est plus taciturne et solitaire. Mme de Sévigné a souvent fait de l’ombre à sa fille. Dès la lettre 7, la marquise a fait écho de ces tensions, lorsqu’elle écrit à M. de Grignan : « l’état où nous sommes à présent nous pèse et nous ennuie. Ces derniers jours-ci n’ont aucun agrément ». Dans la lettre 26, Mme de Sévigné rappelle ces tensions passées : « c’est un bonheur que vous n’avez pas eu quand nous avons été ensemble » (p.104). Elle poursuit par un reproche euphémisé : « hélas ! ma bonne, sans vouloir vous rien reprocher, tout le tort ne venait pas de mon côté ». Elle regrette ce passé parfois tendu : « jugez de ma sensibilité et de ma délicatesse, et de ce que j’ai pu sentir pour ce qui m’a éloignée très injustement de votre cœur. » (p.104). Le lien entre les deux femmes n’est ainsi pas acquis d’emblée, ce qui peut au passage nous permettre d’expliquer la peur obsessionnelle de Mme de Sévigné que ses lettres ou celles de la comtesse ne parviennent pas à leur destinataire. Cette peur s’exprime de façon récurrente au début de la correspondance, par exemple dans les lettres 12, 13, 19, 22 et 23. Elle s’estompe un peu par la suite, le lien étant désormais constitué, sans pour autant complètement disparaître. On retrouve par exemple une certaine inquiétude dans les lettres 77, 80 ou 84. La lettre 26 commence, ainsi, par ce problème matériel des lettres qui n’arrivent pas comme elles le devraient : « je reçois deux paquets ensemble, qui ont été retardés considérablement ». L’enjeu est vital pour Mme de Sévigné, puisqu’il s’agit de construire ce lien unique, qui ne s’exprimait pas réellement lorsque les deux femmes n’étaient pas séparées. Aussi revient-elle plus loin à l’aspect matériel de l’échange épistolaire : « pour vous écrire, soyez assurée que je n’y manque point deux fois la semaine. Si l’on pouvait doubler, j’y serais tout aussi ponctuelle » (p.106). Vers la fin de la lettre, l’inquiétude s’exprime d’une façon plus claire, à travers les questions que la marquise pose : « j’en veux revenir à mes lettres qu’on ne vous envoie point ; j’en suis au désespoir. Croyez-vous qu’on les ouvre ?croyez-vous qu’on les garde ? » (p.110). L’échange épistolaire est ainsi d’une importance capitale pour Mme de Sévigné, puisqu’il s’agit pour elle de pallier à la séparation, et même d’instituer à travers l’écriture un lien qui ne savait pas s’exprimer lorsque les deux femmes étaient ensemble.

 

b. Un lien profond, constamment réaffirmé

Le départ de Mme de Grignan, le 4 février 1671, a plongé Mme de Sévigné dans le désespoir, comme elle l’écrit dès la lettre 11 : « ma douleur serait bien médiocre si je pouvais vous la dépeindre » (p.55). Elle avait déjà annoncé son état d’esprit à son cousin Bussy-Rabutin : « elle s’en va au diantre en Provence ; je suis inconsolable de cette séparation » (p.52). Cette tristesse, réaffirmée dans la lettre 26, notamment par l’utilisation, à trois reprises, de l’interjection « hélas » (p.103 et p.108), illustre bien la profondeur des sentiments qu’éprouve la marquise envers sa fille. La lettre est remplie d’un vocabulaire du sentiment : par exemple, à la page 104, on trouve les mots « amitié », « bonheur », « joie », « cœur ». Plus loin, Mme de Sévigné exprime, d’une manière simple qui respire la sincérité, son amour pour sa fille : « je songe à vous sans cesse, et toujours avec une tendresse infinie » (p.106). On n’est plus ici dans l’expression galante et volontiers hyperbolique des compliments, qui caractérise les liens mondains au XVII° siècle, expression marquée par exemple par les « mille amitiés » de Mme d’Humières pour la comtesse de Grignan (p.106). On est au contraire dans l’expression naturelle, exprimant exactement ce que la marquise ressent : lorsqu’elle écrit « je vous aime plus que vous ne sauriez le désirer » (p.108), il ne s’agit pas d’une tournure hyperbolique. C’est bien ainsi que Mme de Sévigné envisage son lien si particulier avec sa fille. La lettre se fait l’expression de cet amour extrême. La marquise compense l’absence de sa fille par l’imagination. L’écriture devient un moyen de rassembler les deux femmes : « vous dites que vous voudriez bien me voir entrer dans votre chambre, et m’entendre discourir. Hélas ! c’est ma folie que de vous voir, de vous parler, de vous entendre » (p.110). Les verbes voir, entendre et discourir relèvent du vocabulaire de la présence, de la communication directe. Par ailleurs, ces verbes, d’abord appliqués à la comtesse, sont ensuite repris, mais cette fois centrés sur la marquise elle-même, comme pour montrer une certaine communion des deux âmes, comme si ces deux êtres n’en formaient qu’un. Ce passage en dit long sur la force du lien que Mme de Sévigné tisse à travers l’échange épistolaire.

 

c. Un lien qui passe avant tout le reste :

« Un seul être vous manque, et tout est dépeuplé » : ce vers célèbre de Lamartine résume à merveille l’amour extrême de Mme de Sévigné pour sa fille. Tout le reste passe au second plan. L’essentiel pour la marquise est le lien qu’elle entretient avec la comtesse : « lire vos lettres et vous écrire font la première affaire de ma vie. Tout fait place à ce commerce. Aimer comme je vous aime fait trouver frivole toutes les autres amitiés » (p.106). Dans ce passage, Mme de Sévigné oppose clairement sa fille, désignée par le pronom « vous », et le reste du monde, comme le montrent l’emploi du pronom « tout » et de l’expression « toutes les autres amitiés ». La comparaison entre l’être singulier et le reste du monde, qui sera chère à Lamartine et aux autres écrivains romantiques est ainsi clairement posée dans cette lettre. Mais Madame de Sévigné va encore plus loin dans son expression de son amour : en effet, lorsqu’elle évoque d’autres personnes, c’est pour mieux revenir à sa fille, comme si les personnes de son entourage ne servaient que de courroie de transmission pour transmettre ses sentiments. Par exemple, elle écrit à propos de M. de Coulanges : « il me semble qu’il m’est bien plus proche qu’il n’était » (p.106). C’est parce qu’il a fait un voyage en Provence et qu’il peut ainsi parler de la comtesse de Grignan à la marquise. Mais l’exemple le plus marquant est celui de Marie-Blanche, qui sert de clausule à la lettre : « pour votre fille, je l’aime ; vous savez pourquoi et pour qui ». Pour l’instant, Mme de Sévigné n’aime pas sa petite-fille pour elle-même ; l’enfant n’est ici qu’un relais de son sentiment pour la comtesse. Ainsi, l’écriture devient un moyen pour la marquise pour exprimer un lien qui dépasse tous les autres.

 

            Ainsi, cette lettre 26 a la forme d’une lettre galante, visant à la fois à informer et à divertir, variante de l’idéal classique voulant plaire et instruire. Mme de Sévigné, reconnue depuis sa jeunesse comme une femme d’esprit, s’inscrit dans cette tradition, comme elle le faisait avant le départ de sa fille, notamment dans les lettres qu’elle adressait à son cousin Coulanges, par exemple celle, célèbre, du 15 décembre 1670. Cependant, cette lettre 26 n’est pas un simple exercice de style. Le but de la marquise est, en effet, de jouer son rôle de mère, en louant et en conseillant sa fille. Plus profondément encore, il s’agit pour elle de faire exister par l’échange épistolaire un lien intime entre elle et Madame de Grignan. C’est peut-être cet aspect qui donne à ses lettres ce « je ne sais quoi », pour reprendre les mots du cardinal de Retz, de particulier et d’émouvant. C’est finalement cette alliance de l’esprit et du cœur qui rend la correspondance de la marquise si unique, si singulière dans le champ de la littérature française.

 

GP