Programme 2013 : Dissertation

> Mme de Sévigné - Lettres de l'année 1671

"Citation de Marmontel"

Contribution proposée par Gilles Panabières

Agrégé de Lettres modernes 2013

 

 « Dans les lettres de Sévigné, l'on voit distinctement ce que l'esprit de société avait acquis de politesse, d'élégance, de mobilité, de souplesse, d'agrément pour la négligence, de finesse dans la malice, de noblesse dans la gaieté, de grâce et de décence dans son abandon même et dans toute sa liberté; on y voit les progrès rapides que le bon esprit avait fait faire au goût depuis le temps peu éloigné où Balzac et Voiture étaient les merveilles du siècle. » Marmontel.

Dans quelle mesure cette citation de Marmontel éclaire-t-elle votre lecture des Lettres de l'année 1671?

            Curieux destin que celui des Lettres de Madame de Sévigné : réservées à un cercle restreint au moment de leur écriture, puisque non publiées de son vivant, les Lettres rencontrent par la suite un succès sans cesse croissant. De plus en plus de lettres sont publiées après la mort de la marquise : quelques-unes dans le recueil de son cousin Bussy-Rabutin à la toute fin du XVII° siècle, vingt-huit dans la première édition, en 1725, davantage encore par Perrin en 1734, et ainsi de suite, jusqu’à aujourd’hui, où grâce aux travaux de Roger Duchêne notamment, on connaît environ mille quatre cents lettres de Madame de Sévigné.Ce succès en constante augmentation, l’encyclopédiste Marmontel l’explique, au XVIII° siècle, par le style des lettres, selon lui caractéristique du bel esprit si propre à l’époque classique : « dans les lettres de Sévigné, l'on voit distinctement ce que l'esprit de société avait acquis de politesse, d'élégance, de mobilité, de souplesse, d'agrément pour la négligence, de finesse dans la malice, de noblesse dans la gaieté, de grâce et de décence dans son abandon même et dans toute sa liberté; on y voit les progrès rapides que le bon esprit avait fait faire au goût depuis le temps peu éloigné où Balzac et Voiture étaient les merveilles du siècle ». Selon Marmontel, les lettres de la marquise montrent le triomphe de l’esprit classique, c’est-à-dire un style à la fois élégant, naturel et divertissant. L’encyclopédiste poursuit son analyse en introduisant la notion de « progrès » entre la façon d’écrire de Madame de Sévigné et certains illustres prédécesseurs, notamment Guez de Balzac et Vincent Voiture : selon lui, Mme de Sévigné est l’héritière de cette écriture qu’on a coutume d’appeler « précieuse », mais elle la surpasse pour atteindre une sorte d’équilibre parfait. Que penser de cette analyse faisant des lettres de la marquise l’illustration du « bel esprit », cet idéal si valorisé à l’époque de Louis XIV ? Madame de Sévigné serait-elle donc, de façon quelque peu paradoxale, l’incarnation parfaite de ce qu’on appelle « l’honnête homme » ? Est-ce seulement cela qui fait toute la valeur de sa correspondance ? Si ses Lettres sont encore beaucoup lues et appréciées, alors que celles de Voiture ou Balzac sont réservées à un petit cercle de spécialistes, est-ce dû à une différence de degré, Madame de Sévigné ayant porté à sa perfection le genre de la lettre galante, précieuse ? N’est-ce pas plutôt une différence de nature, liée au fait qu’on trouve dans sa correspondance quelque chose de plus ? Dans un premier temps, nous nous attacherons à montrer, à partir du recueil des Lettres de l’année 1671, qu’en effet, le lecteur, comme les destinataires des lettres, est charmé par leur caractère spirituel, par ce style fait d’un mélange d’élégance et d’apparent naturel. Mais on verra ensuite qu’il y a aussi dans ses texte une certaine sincérité, un élan spontané, notamment lorsqu’elle s’adresse à sa fille. Certes, la marquise a de l’esprit, mais elle s’exprime également avec son cœur. Ainsi, dans un dernier temps, nous essaierons de montrer que, justement, ce qui fait la valeur si particulière de son œuvre, c’est ce subtil équilibre entre l’esprit et le cœur, entre le talent d’écrire et l’épanchement sentimental.

 

 

            C’est un fait admis par tous : la marquise de Sévigné était une femme d’esprit, sans doute une des plus talentueuse de son temps. Elle a fréquenté assidûment les cercles mondains, les salons à la mode comme celui de l’hôtel de Rambouillet, on l’on admirait son élégance, sa subtilité et son talent dans l’art de mener une conversation. Cet esprit dont elle faisait preuve dans la vie mondaine, on le retrouve dans ses lettres. Nombre de celles-ci se situent dans le sillage des lettres galantes de Balzac et Voiture. On y retrouve cette « finesse », cette « noblesse », cette « grâce » et cette « élégance » dont parle Marmontel. Ainsi en est-il de la première lettre du recueil, celle du 15 décembre 1670, sans doute une des plus célèbres de la marquise, dans laquelle elle apprend à son cousin Coulanges le mariage de Monsieur de Lauzun et de la grande Mademoiselle, la fille du frère de Louis XIII. Tout l’art de la marquise consiste ici à retarder le plus possible l’annonce de la nouvelle, par différents procédés de mise en haleine. Elle commence par la célèbre hyperbole : « je m’en vais vous mander la chose la plus étonnante, la plus surprenante, la plus merveilleuse, la plus miraculeuse, la plus triomphante, la plus étourdissante, la plus inouïe, la plus singulière […] ». Le destinataire attend de savoir de quoi il s’agit, mais un second effet stylistique retarde encore l’annonce du mariage : c’est l’épanalepse du groupe nominal « une chose ». Puis Madame de Sévigné utilise le procédé de la devinette : « je ne puis me résoudre à vous la dire. Devinez-là. Jetez-vous votre langue aux chiens ? ». Elle consent ensuite à donner la première partie de l’information : « Monsieur de Lauzun épouse dimanche au Louvre devinez qui ? » Elle poursuit par un petit dialogue de théâtre, marqué par des répliques très courtes, s’apparentant à de la stichomythie. Enfin, au bout de deux pages, elle donne la seconde partie de l’information. Les lettres suivantes adressées à Coulanges sont écrites dans le même esprit. Ce qui importe, c’est moins l’information que la façon élégante et raffinée de la dire ; ainsi, dans la deuxième lettre, la marquise transforme Monsieur de Lauzun et la Grande Mademoiselle en personnages de roman ou de tragédie. Le mariage ayant été annulé par Louis XIV, l’épistolière écrit : « voilà un beau sujet de roman ou de tragédie ». Cette comparaison à la tragédie est précisée dans la cinquième lettre, sur un ton à la fois compatissant et empreint de dérision : « Monsieur de Lauzun a joué son personnage en perfection. […] Mademoiselle a fort bien fait aussi. Elle a bien pleuré ». Il s’est comporté en véritable héros cornélien, acceptant le coup du sort avec courage. Elle ressemble à une héroïne racinienne, anéantie par son malheur. Ces trois lettres, qui ouvrent le recueil, donnent en apparence le ton : on a affaire à une épistolière brillante, capable de produire, à partir d’un même événement, des effets stylistiques variés et de jouer avec les codes littéraires.

            Mais cette élégance dans le langage, qui est la principale caractéristique de la lettre galante à la manière de Voiture, Madame de Sévigné ne s’en contente pas. Elle ajoute une impression de naturel, qui, là encore, est caractéristique du style classique à partir des années 1660. En réaction contre les excès, les outrances et les artifices du courant précieux, les grands écrivains ont privilégié une expression plus simple, élégante certes, mais donnant l’impression d’un certain naturel. Dans ses Caractères, La Bruyère traduira cet idéal en ces termes : « entre toutes les différentes expressions qui peuvent rendre une seule de nos pensées, il n’y en a qu’une qui soit la bonne : […] la plus simple, la plus naturelle ». Cette recherche du mot juste, celui qui apparaîtra le plus naturel, est perçu par Marmontel dans son analyse de l’œuvre sévignéenne, puisqu’il évoque une certaine « négligence », un « abandon », une « liberté ». La marquise revendique ce style dit naturel, ce relâchement apparent du langage, notamment dans une des dernières lettres du recueil, lorsqu’elle affirme à sa fille : « mon style est si négligé qu’il faut avoir un esprit naturel et du monde pour s’en pouvoir accommoder » (lettre 108). De même, lorsqu’elle évoque les lettres de sa fille, elle en vante la « noble simplicité » (lettre 13). Cette apparence de naturel se marque, très souvent, par des lettres qui s’écartent des schémas préétablis, madame de Sévigné passant sans transition d’un sujet à un autre, d’une anecdote au sujet de la Cour à un événement personnel, de l’affirmation des sentiments à des propos simplement galants. Madame de Sévigné allonge parfois certaines de ses lettres bien au-delà de leur longueur habituelle, en ne manquant pas, d’ailleurs, de le dire à son destinataire. La vingt-sixième lettre, notamment, s’étend sur huit pages, et évoque des sujets très différents les uns des autres. Les Lettres de Madame de Sévigné obéissent bien souvent à une poétique du fragment, de la juxtaposition, ce qui leur donne un caractère en apparence naturel, voire négligé.

            Les lettres, à la fois élégantes, donc, et composées d’une manière assez libre, ont pour premier but de plaire, de divertir le destinataire amateur de bel esprit. La « malice » et la « gaieté » dont parle Marmontel, c’est aussi ce que ressent le lecteur des Lettres de la marquise, charmé par l’esprit qui se dégage de chacun des textes. D’ailleurs, Madame de Sévigné l’écrit elle-même à sa fille : « je consens au commerce de bel esprit que vous me proposez ». L’échange épistolaire a pour but de distraire le destinataire, d’éveiller sa malice et sa gaieté. Ainsi en est-il par exemple de la lettre 17, détaillant d’une manière alerte et savoureuse l’incendie qui s’est déclaré chez Guitaut, voisin de la marquise. L’événement est transformé en une véritable scène de comédie, dans laquelle les personnages se trouvent dans une position ridicule, ayant été obligé de sortir alors qu’ils étaient à moitié habillés. Cette saveur, le lecteur la retrouve souvent, au détour d’une anecdote, par exemple lorsque la marquise rapporte une conversation qu’elle a eue avec la reine : au cours de celle-ci, la reine a cette phrase spirituelle qui est à la fois un éloge de la marquise et de Mme de Grignan, et une pointe contre M. de Grignan : « elle aurait bien mieux fait de ressembler à sa mère ou à sa grand-mère » dit-elle au sujet de Marie-Blanche (lettre 30). La marquise venait de révéler que sa petite-fille ressemblait à Monsieur de Grignan. Parfois, c’est une simple expression qui vient charmer le lecteur, comme la façon dont Madame de Sévigné désigne les amants attitrés d’une personnalité de la Cour, et les autres : dans la lettre 26, elle parle des « étoiles fixes et errantes de Mme du Canet ». Parfois, c’est l’autodérision de la marquise qui fait sourire le lecteur, comme lorsqu’elle se moque de son impatience à recevoir des lettres de sa fille : « il y a déjà une demi-heure que je n’en ai reçu » écrit-elle dans la lettre 23. Parfois, enfin, c’est à travers un récit complet qu’elle plaît à son destinataire. On peut relever, par exemple, le moment où, dans la lettre 32, elle évoque les mésaventures sexuelles de son fils Charles. Tout le récit est un véritable bijou, Madame de Sévigné prenant un malin plaisir à raconter à sa fille les pannes sexuelles de son fils, tout en respectant les limites de la bienséance dans le langage. Ainsi, les déboires amoureux de Charles sont-ils exprimés à travers une métaphore militaire, la marquise reprenant l’expression désignant l’échec de Condé devant Lerida en Espagne : « son dada demeura court à Lérida ».

            Les Lettres de Sévigné apparaissent ainsi bien comme un triomphe du bel esprit, à la fois par leur caractère élégant, par l’apparence de naturel qui les caractérise et par l’envie de plaire que déploie la marquise. Mais, comme l’a noté Roger Duchêne, il ne faut pas oublier un élément essentiel : c’est suite au départ de Mme de Grignan pour la Provence que la marquise commence à écrire de façon quasiment frénétique. Certes, elle maniait déjà l’écriture fréquemment avant 1671, mais c’est cet événement traumatisant qui a véritablement donné naissance à l’œuvre de Madame de Sévigné. N’est-ce pas un signe qu’il convient de dépasser l’apparence simplement spirituelle des Lettres ? N’est-ce pas, avant tout, avec son cœur que l’épistolière écrit ?

 

 

            Si les Lettres de la marquise rencontrent aujourd’hui encore un réel succès, c’est parce que le lecteur, plongé dans l’intimité de la correspondance entre une mère et sa fille, éprouve une certaine émotion en lisant ces témoignages d’amour sans cesse renouvelés. Les Lettres ne constituent pas seulement des exercices de style savamment orchestrés, elles plongent également le lecteur dans la vie intime du destinateur et du destinataire privilégié qu’est Madame de Grignan. Il convient tout d’abord de noter que sur les cent-dix lettres que comporte le recueil de l’année 1671, seulement seize ne sont pas adressées à Madame de Grignan. La plupart des textes relèvent donc de l’intime, et non du mondain. Madame de Sévigné écrit avant tout à et pour sa fille, comme le montre l’évocation d’affaires purement personnelles, purement familiales, dans nombre de lettres : par exemple, dans la lettre 26, la marquise loue sa fille au sujet de sa façon de gérer ses « affaires », c’est-à-dire, en l’occurrence, son attitude face aux demandes du comte de Grignan d’obtenir cinq mille livres de la part de l’Etat, pour entretenir ses gardes. Ailleurs, la marquise s’entretient avec sa fille au sujet de ses voyages, en particulier celui qui mène Madame de Grignan de Paris en Provence. Elle en profite souvent pour lui donner des conseils de prudence. Mme de Sévigné conseille fréquemment à sa fille de se reposer, notamment dans la lettre 21, par l’intermédiaire d’une prosopopée de la paresse : « hélas ! dit-elle, mais vous m’oubliez. Songez que je suis votre plus ancienne amie ». En faisant parler la paresse de Mme de Grignan, la marquise insiste sur le repos que sa fille doit prendre. On retrouve cette même attitude de mère au sujet de la grossesse de la comtesse ; dans la lettre 88, par exemple, elle vitupère le comte de Grignan, en lui recommandant de laisser sa fille en repos après son accouchement. Un peu plus loin, dans la lettre 91, elle est dans l’empathie totale avec sa fille, lorsqu’elle écrit : « mon Dieu, ma bonne, que votre ventre me pèse ». Ainsi, ce à quoi le lecteur a accès, c’est bien à l’intimité d’une correspondance entre une mère et sa fille, intimité qui ne peut se vivre que par écrit, puisque, au début de l’année 1671, Mme de Grignan a quitté Paris, et que désormais les deux femmes sont éloignées de « deux cents lieues », selon l’expression que ne cesse de rappeler Mme de Sévigné.

            Les Lettres de la marquise, écrites avec son cœur, puisqu’il s’agit de (re)nouer le lien avec sa fille, sont empreintes de sincérité. Cette notion est centrale pour l’épistolière ; elle rappelle en effet à plusieurs reprises à sa fille qu’elle conçoit leur correspondance non pas comme un échange galant, mais comme une communication sincère, d’un cœur à un autre. Ainsi écrit-elle à Mme de Grignan : « je ne vous manderai rien que de vrai ». Cet éloge de la vérité est encore plus prégnant lorsque sont commentées les lettres de la comtesse : « les vôtres sont vraies et le paraissent » lit-on dans la lettre 13. Les lettres de Mme de Grignan sont, pour sa mère, « si tendres et si naturelles qu’il est impossible de ne les pas croire ». On se situe ici à l’opposé des codes de la lettre galante, marquée par un certain artifice et par une outrance dans l’écriture, que Madame de Sévigné dénigre un peu plus loin en évoquant le « style à cinq sols ». Ce qui intéresse la marquise, c’est bien un échange sincère, vrai, entre deux cœurs profondément liés. Ce qu’elle veut instituer dès le début de leur correspondance, c’est un lien profond, qui pourrait s’exprimer de façon plus adéquate que par la communication orale : « vous aimez mieux m’écrire vos sentiments que vous n’aimez à me les dire », écrit-elle dans la lettre 26.

            Dans ses lettres à sa fille, Mme de Sévigné exprime de manière exaltée ses sentiments. Elle laisse libre cours à son cœur, elle le laisse parler, n’hésitant pas à multiplier les déclarations d’amour, allant parfois jusqu’à une certaine idolâtrie : « soyez assurée aussi que je pense continuellement à vous. C’est ce que les dévots appellent une pensée habituelle ; c’est ce qu’il faudrait avoir pour Dieu, si l’on faisait son devoir », lit-on dans la lettre 12, une des premières après le départ de la comtesse pour la Provence. L’amour s’exprime au fil de la plume, non d’une manière galante, mais directement issue du cœur. Ainsi peut-on comprendre par exemple la lettre 30, marquée par une opposition entre les compliments galants transmis à la comtesse par diverses connaissances, marqués par des tournures hyperboliques (« mille grâces »), et les sentiments simples mais vrais de Mme de Sévigné (« je vous aime »). Plus loin, ces déclarations exaltées se font encore plus précises, pouvant même choquer certains lecteurs par un côté trouble : « pensez-vous que je ne baise point ces belles joues et cette belle gorge ? ». Ainsi se termine la lettre 32. Une certaine sensualité se dégage de ce passage, qui a fait couler beaucoup d’encre, certains commentateurs n’hésitant pas à y voir un amour incestueux entre la mère et la fille, la gorge désignant les seins au XVII° siècle. Mais ce qu’il est surtout important de noter, c’est le fait que l’amour se dévoile de façon naturelle, ingénue, au-delà de la retenue qu’imposent les convenances. C’est ici avec son cœur que parle Mme de Sévigné. Il en est de même avec le deuxième sentiment qui agite sans cesse la marquise : l’inquiétude. Par exemple, lorsqu’elle apprend que sa fille doit traverser le Rhône, elle ne peut s’empêcher d’éprouver une violente peur qu’elle ne se noie, peur qu’elle exprime avec son cœur dans plusieurs lettres, notamment dans la vingt et unième du recueil. A d’autres moments, c’est l’absence de lettres de sa fille qui plonge la marquise dans un état d’inquiétude qu’elle ne peut exprimer qu’en des termes exaltés, encore une fois aux antipodes de la retenue qu’exige le genre de la lettre galante. Ainsi écrit-elle à D’Hacqueville, dans un état d’agitation extrême : « me prend-on mes lettres ? ». La paranoïa visible dans cette lettre 54 montre bien qu’à certains moments, Mme de Sévigné ne peut s’empêcher de se situer au-delà des convenances, en laissant sa plume courir sur le papier comme si elle était un prolongement de son âme.

            Ainsi, à une époque où, comme l’écrit Pascal, « le moi est haïssable », l’originalité des lettres de Mme de Sévigné est justement de s’inscrire en faux contre ce refus d’épanchement individuel. Ce qui touche le lecteur, c’est précisément le caractère intime, infiniment personnel, sincère et exalté, des lettres d’une mère qui laisse librement parler son cœur.

 

 

            Arrivé à ce moment de notre réflexion, force est de constater que l’œuvre de Mme de Sévigné repose sur une tension, sur un paradoxe : à la fois caractéristique du bel esprit cher à l’époque classique, et centrée sur un certain épanchement individuel, l’œuvre sévignéenne apparaît comme difficile à appréhender. Mais en réalité, cette tension entre l’esprit et le cœur est en fin de compte ce qui fait l’originalité des lettres de la marquise. Tout leur charme et leur intérêt littéraire vient de là : il s’agit de dire l’intime spirituellement, de laisser libre cours à son âme tout en prenant soin du destinataire. Son esprit, madame de Sévigné le met au service du cœur : en effet, il s’agit pour elle de plaire littérairement à sa fille pour (re)créer un lien profond. La marquise se sert de l’écriture pour (re)conquérir le cœur de sa fille. On sait en effet qu’avant son départ pour la Provence, les liens entre Mme de Grignan et Mme de Sévigné étaient parfois tendus, notamment car la jeune fille se trouvait souvent dans l’ombre de sa mère. On a souvent opposé l’esprit, l’extraversion, la subtilité de la marquise, et le caractère plus introverti, plus taciturne de la comtesse. Cela peut expliquer en partie ces tensions, que Mme de Sévigné rappelle à plusieurs reprises, et ce dès la septième lettre du recueil, écrite à Monsieur de Grignan, alors que la comtesse est encore à Paris : « ces derniers jours-ci n’ont aucun agrément ». Plus loin, elle revient sur les tensions passées, en écrivant cette fois directement à sa fille : « tout le tort ne venait pas de mon côté » (lettre 26). Tout l’enjeu de Mme de Sévigné sera ainsi de réparer par l’échange épistolaire « les injustices passées » (lettre 42). Lorsque la marquise écrit, dans cette même lettre, « je vivrai pour vous aimer », il s’agit ainsi de reconstruire ce lien d’amour qui n’a pas toujours été bien exprimé dans la vie quotidienne. C’est pourquoi Mme de Sévigné se sert de son esprit pour plaire à sa fille, pour la divertir, pour ne pas l’ennuyer. Ainsi peut-on comprendre l’application et le soin qu’elle met pour raconter l’incendie qui s’est déclenché chez son voisin Guitaut : dans la dix-septième lettre, elle relate cet épisode avec tout le talent d’un écrivain, en le transformant en une véritable scène de comédie. L’enjeu est de faire sourire la destinatrice, en lui offrant un récit alerte et vivant. Il en est de même en ce qui concerne le récit de la mort du maître d’hôtel Vatel, dans la lettre 40, la marquise offrant là une anecdote comptée sur un rythme rapide, marqué par la parataxe et l’utilisation du présent de narration. De la même façon, elle passe, dans ses lettres, d’un sujet à un autre, avec souplesse, donnant ainsi du mouvement à son écriture, destinée à divertir sa fille. Le but est toujours de ne pas ennuyer la comtesse, de lui plaire à travers l’écriture.

            Si l’esprit de l’épistolière se met au service du cœur, inversement, son cœur renforce son esprit. C’est ici que les analyses de Roger Duchêne, le grand spécialiste des lettres sévignéennes, sont précieuses. En effet, il a bien mis en évidence l’idée que c’est l’envie de créer un lien profond avec sa fille qui motive la marquise à pratiquer l’écriture. Elle écrit certes (et bien) avant 1671, mais c’est le départ de sa fille pour le château de Grignan qui crée une attirance profonde, presque une boulimie, pour l’écriture. C’est la séparation entre les deux femmes qui donne véritablement naissance à l’œuvre de Mme de Sévigné. C’est le cœur de la marquise qui motive son écriture, c’est le plaisir de maintenir le contact avec Mme de Grignan qui excite son talent, son envie d’écrire. Ainsi dit-elle dans la lettre 24, une fois la douleur de la séparation en partie surmontée : « me voici à la joie de mon cœur, toute seule dans ma chambre, à vous écrire paisiblement ». On peut dire sans exagérer que ses sentiments pour sa fille renforcent son talent pour l’écriture, son cœur développe son esprit. C’est parce qu’elle éprouve des sentiments extrêmes, qu’elle parvient à développer des déclarations d’amour spirituelles. Nombre de ses remarques, tournées de façon élégantes, sont motivées par son exaltation. Par exemple, voici comment elle termine la lettre 26 : « pour votre fille, je l’aime ; vous savez pourquoi et pour qui ». Même l’expression de la douleur donne lieu à une écriture spirituelle : « ma douleur serait bien médiocre si je pouvais vous la dépeindre. Je ne l’entreprendrai pas aussi ». Ainsi commence la dixième lettre, celle du 6 février, la première après le départ de Mme de Grignan. Or, toute la suite du texte sera centrée sur cette même douleur qu’elle prétend ne pas pouvoir exprimer. L’usage de la prétérition, procédé stylistique habituel au XVII° siècle, montre bien que Mme de Sévigné part de ses émotions pour construire une œuvre éminemment littéraire.

            Tout le bonheur de la lecture vient de là, de ce subtil équilibre, de ce savant mélange, de ce mouvement incessant entre l’esprit et le cœur, entre le cœur et l’esprit. Le plaisir du lecteur est double : il se délecte de la langue utilisée par Mme de Sévigné, tout en étant ému, touché, devant l’expression aussi sincère des sentiments d’une mère à sa fille. A ce sujet, la lettre 32 est particulièrement significative : la marquise évoque à sa fille les mésaventures amoureuses de Charles, aux prises avec ses deux maîtresses, Ninon de Lenclos et une comédienne, non nommée, mais qui se trouve être La Champmeslé. D’une part, le lecteur ne peut que sourire face au récit plaisant des déboires du frère de la comtesse, se trouvant dans l’incapacité d’honorer la comédienne. Comme l’écrit la marquise elle-même, c’est « une scène digne de Molière ». D’autre part, on est également touché par toute la tendresse de la marquise, à l’égard de son fils tout d’abord, qu’elle essaie de remettre en douceur dans le droit chemin, et vis-à-vis de sa fille ensuite, qu’elle tente de divertir, tout en prenant soin de ne pas la choquer. En effet, elle sait qu’au moment où elle lui écrit, Madame de Grignan fait une retraite dans un couvent ; c’est pour cela que l’épistolière insère dans son récit plusieurs remarques religieuses, montrant par là-même qu’elle ne se délecte pas de la vie que mène son fils, et ainsi qu’elle respecte le moment de retraite de sa fille. Si ce texte a une valeur hautement littéraire, c’est bien parce qu’il mêle subtilement l’esprit et le cœur. L’esprit de la marquise se perçoit à travers le caractère leste de l’épisode, un peu à la manière des contes de La Fontaine qu’elle affectionne. Son cœur se dévoile dans la prise en compte de sa destinatrice, puisqu’elle veille à préserver son retrait temporaire du monde par quelques remarques moralistes. Cette subtilité s’étend également à l’attitude qu’elle manifeste à l’égard de son fils : sa moquerie spirituelle envers ses déboires s’accompagne d’un réel attendrissement et d’une attitude de confidente. On pourrait développer la même analyse pour de nombreux autres passages des lettres, la marquise se situant très souvent sur un fil, à la fois du côté du cœur et du côté de l’esprit : par exemple, lorsqu’elle écrit à sa fille « que votre ventre me pèse », il s’agit à la fois d’un trait d’esprit et d’une réelle marque d’empathie vis-à-vis de la fin de la grossesse de la comtesse. De même, lorsqu’elle utilise la figure de l’hypotypose, on se situe à la fois du côté du maniement élégant et raffiné de la langue et du côté de l’expression d’un amour extrême : « je suis toujours avec vous. Je vois ce carrosse qui avance et qui n’approchera jamais de moi. Je suis toujours dans les grands chemins » (lettre 12). Madame de Sévigné parvient ici à dire l’intimité d’une manière spirituelle.

 

 

 

            Les Lettres de la marquise sont ainsi, comme l’écrit Marmontel, caractéristiques du bel esprit propre au XVII° siècle. On y trouve de nombreux morceaux de bravoure, qui font de cette œuvre un accomplissement en matière d’esprit et d’élégance de la langue. Mais ce qui caractérise aussi la correspondance de Mme de Sévigné, c’est une certaine sincérité, due au fait qu’elle s’adresse en priorité à une destinatrice particulière pour qui elle éprouve un amour démesuré : sa fille. En fin de compte, ce qui fait l’indéniable particularité de l’œuvre sévignéenne, c’est bien cette alliance entre l’esprit et le cœur, entre l’idéal de l’époque classique et un certain épanchement personnel, qui annonce la littérature telle que la percevront Rousseau au XVIII° siècle et les écrivains romantiques quelques décennies plus tard. Entre l’impersonnalité du classicisme et le lyrisme du romantisme, l’œuvre de Mme de Sévigné se révèle profondément originale, en parvenant à concilier à merveille deux éléments essentiels en littérature : le travail sur le style et l’expression personnelle.

 

GP