Méthodes : La leçon cinéma

> Truffaut- Vivement Dimanche!

Leçon : «Une comédie policière »

Leçon notée 18/20 à la session 2013 de l’agrégation interne de lettres moderne

Contribution de Valérie Loriaux

 

        La notice consacrée à François Truffaut dans Le Dictionnaire du cinéma, édition Larousse se conclut sur l’idée que ce réalisateur a séduit la critique américaine grâce à une « french touch » qualifiée de « douce-amère ». Ce fin connaisseur des comédies américaines et des films d’Hitchcock serait donc capable de manier l’oxymore ou tout au moins l’antithèse au cinéma et de procéder au mélange des genres tel que Hugo l’appelait de ses vœux. Or, le dernier opus de Truffaut intitulé Vivement dimanche joue sur ce caractère hybride. Avec son titre, assorti d’un point d’exclamation, le spectateur s’attend à une comédie. Mais il va voir un film en noir et blanc, adapté du roman noir de Charles Williams intitulé The Long Saturday night dans lequel des meurtres vont se succéder et déclencher une enquête policière.

Ainsi, l’intitulé de notre leçon, « Vivement dimanche, une comédie policière » propose une association entre deux genres cinématographiques qu’à priori tout oppose. D’une part la comédie, dont l’épicentre est le couple, les thèmes récurrents sont le mariage, l’argent, la trahison. Ce genre cinématographique est héréditaire de la comédie au théâtre : le ton de l’humour s’impose et des coups de théâtre doivent conduire à un « happy end ». D’autre part, le film policier dont le point névralgique est un meurtre qui entraîne une ou plusieurs victimes, une enquête, des fausses pistes, du suspens, un ton grave et une fin tragique.

 

Problématique : Nous sommes donc en présence de deux genres cinématographiques antinomiques placés chacun aux extrémités d’un paradigme générique. Nous nous proposons dès lors de montrer comment Truffaut parvient à résoudre la dialectique entre le genre de la comédie et le film policier en tressant leurs invariants non pas séparément mais ensemble. VD parviendrait ainsi à réaliser une esthétique du mélange des genres tout en rendant un hommage au cinéma et au plaisir du spectateur.

 

I) Les jeux sur les stéréotypes et les clichés des 2 genres :


Objectif : Montrer comment Truffaut travaille ensemble les invariants des 2 genres en créant une duplicité, une chambre d’échos permanents entre la comédie et le film policier.

 

A)  Le rôle de la musique :

 

Citations N°1 :

À observer plus particulièrement : Musique + mouvement de caméra

- Le générique, durée 56 ‘, qui forme un tout.

Musique de comédie enjouée, rythme allègre des violons qui accompagne le long travelling arrière qui permet au spectateur de découvrir une femme dont on suppute qu’elle aura un rôle important dans la comédie.

Adéquation parfaite entre le rythme de la musique et le rythme soutenu de la marche avec un effet de rime produit par les talons de la femme.

- En 1’52 :

A observer plus particulièrement : bande-son + cadrage 

Contraste : Ponctuation musicale à la Hitchcock, sorte de point d’exclamation

(Comme dans le titre) au moment du meurtre de Massoulier. En amont, la bande-son avait fait entendre le bruit de pas dans la broussaille en créant un effet de suspens puisque le visage du personnage restait dissimulé.

Raccord musique avec le plan suivant qui laisse apparaître un chasseur à la démarche tranquille (contraste encore) : le spectateur suppose qu’il aura un rôle dans un film policier.

Conclusion : En 2mn de film, le spectateur a déjà perçu deux atmosphères radicalement opposées : un ton léger d’une part et un ton  plus dramatique d’autre part de sorte que le « la » de la comédie policière puisse être donné.

 

 

 

B)   L’agence Vercel : un lieu double

 

- Lieu des disputes conjugales entre JV et MC, entre les 2 héros mais aussi « nid d’amour » pour ces derniers (ellipse charnelle). Truffaut joue donc sur les topoï des comédies à l’eau de rose.

- Mais, c’est aussi le lieu principal de l’enquête policière qui se substitue au commissariat puisque c’est là que Barbara retrouve Julien pour le tenir au courant de l’enquête : nombreuses discussions, mises au point mais aussi constats aporétiques.

Donc, un lieu machiné qui est à la fois la cachette de Julien (cf : la cave dans Le Dernier métro) et la chambre du couple. C’est aussi le lieu de la complicité grandissante du couple comme en témoigne la saynète du « café chaud ».

 

C)   Duel ou duo de personnages ?

 

-         Personnage typé de la femme fatale : blondeur hitchcockienne de MC ou de la secrétaire.

-         Présence du noir et blanc repris en écho dans la veste « pied de poule » de Barbara.

Mais jeu sur l’inversion des clichés : la toiletteuse pour chien très masculine qui apparaît comme le double dégradé de MC, l’esthéticienne.

Barbara est le contrepoint de la femme fatale stéréotypée car elle est brune. Sanglée dans l’imperméable de Julien, elle a néanmoins de faux-airs de Lauren Bacall.

 

Citations N°2 :

À observer plus particulièrement : cadrage des 2 personnages + types de plans

- 54’06-54’22 :

Plans précédents : dialogue JV/B en champ contre-champ. Chaque personnage était dans un plan séparé mais supériorité de Barbara debout par rapport à Julien assis.

Puis, plan rapproché poitrine qui permet d’avoir les 2 personnages dans le même cadre. Leur ethos d’enquêteurs s’affirme mais ils se livrent encore à quelques fers croisés. Ces disputes sont caractéristiques des comédies américaines dans lesquelles les contraires parviennent à se réconcilier. Il y a donc jeu avec le cliché de la comédie mais Truffaut y instille un décalage fond (l’enquête) / « forme » (ton de la chamaillerie : « Je me gratte l’oreille parce que ça m’aide à réfléchir » déclare Barbara)

- 55’03 + 55’30 Les coups de fil à l’Eden

Scène double avec 2 coups de fil, motif du téléphone sur le genou de Barbara et main de JV qui frôle le genou en raccrochant en gros plan. (écho au Genou de Claire de Rohmer ? Blason féminin revisité ?)

Conclusion : Duo qui se constitue physiquement à l’image mais aussi en paroles avec le « Et tutti quanti » qui suscite l’unisson et fait avancer l’enquête policière.

 

Transition : Travail à double détente sur les stéréotypes et les clichés des 2 genres qui va être subsumé par la présence du féminin, véritable clé de voûte truffaldienne apte à faire dialoguer la comédie et le film policier.

 

II) Le féminin ou la fusion des deux genres :

 

Objectif : Montrer qu’en imposant le féminin dans un film policier Truffaut parvient à masquer et à démasquer ses personnages.

 

A) Barbara : une héroïne protéiforme


- Personnage qui fusionne les identités : secrétaire, ex-femme de Bertrand, comédienne amateur dans Le Roi s’amuse, enquêtrice déguisée en prostituée, fausse « bourgeoise » de Santelli..

+ Déguisements successifs ou superposés (page, détective, prostituée..)

 

Ce personnage polymorphe était déjà présent dans le roman noir de Williams et constituait une innovation qui n’a pas laissé de séduire un Truffaut amoureux de sa comédienne.

 

Citations N°3 :

À observer plus particulièrement : Mouvements de caméra+ alternance des plans sur les 3 hommes.

 

 1’38 : La fausse Mme Santelli.

- Contre plongée qui permet de découvrir Barbara dans la mezzanine jouant le rôle de Mme Santelli. (Incohérence de la situation car normalement, la voix de Barbara devrait être perceptible par les autres protagonistes…).

- On est en pleine comédie bourgeoise : Santelli ne déclare-t-il pas après avoir raccroché « C’était ma bourgeoise » ?

- Alternance des plans sur Julien, Clément, Santelli en plan rapproché poitrine qui permet de jouer sur les masques. (dans le théâtre antique, le personnage signifie le masque)

- La comédie culinaire s’invite dans le film policier et dans le lieu qui le symbolise : le commissariat.

- Idée d’une recette savamment élaborée par Barbara, bonne actrice. C’est elle qui a l’idée de ce stratagème destiné à piéger Clément en lieu et place du commissaire Santelli : idée du double qui revient.

- Clin d’œil à la salade de pommes de terre dans La Règle du jeu de Renoir, film culte pour Truffaut qui procédait aussi au mélange des genres.

 

Conclusion : Barbara, en bonne actrice, souffle à Santelli la façon de piéger Clément, en lieu et place de Santelli lui-même. (On retrouve l’idée du double)

 

B)   Le rôle du téléphone :

 

    C’est un fil qui permet de nouer ensemble les deux genres cinématographiques. Il est, d’une part, le vecteur de la passion, de la jalousie comme en témoignent les appels anonymes de P. Delbèque qui ressortissent au film policier car les personnages chargés de l’enquête doivent en découvrir le ou les auteurs. D’autre part, il s’agit de passion amoureuse, de jalousie qui sont des thématiques de la comédie. Enfin, le téléphone joue un rôle essentiel dans la relation entre  Julien et Barbara car c’est un lien constant entre eux pendant tout le film et aussi l’instrument de mesure d’une complicité grandissante. Nous sommes donc en pleine comédie.

 

C)   « L’important c’est d’aimer » :

 

Le clin d’œil au film de Zulawski souligne l’omniprésence du féminin et de l’amour-passion qu’il suscite qui peut pousser au crime. Paula Delbèque n’évoque-t-elle pas la jalousie qui « déchire le ventre »? ce qui n’est pas sans rappeler la pratique, très cinématographique, de l’autopsie qui est étymologiquement « le fait de voir de ses propres yeux » et qui est un ingrédient du film policier.

Par ailleurs, on remarque la patte du féminin dans le récit que fait Paula Delbèque à Barbara. En effet,la caissière de l’Eden fait un résumé des Sentiers de la gloire en y ajoutant un point de vue féminin puisque ce film de guerre devient dans sa bouche un film où « il y a de l’amour ».

 

Citations N°4 :

 

A observer plus particulièrement : Bande-son +Gros plan sur Le visage de Clément

- 1’42 : L’aveu de Clément

- Idée d’une comédie terminée : isotopie du jeu : « Les jeux sont faits », « cessez de me faire marcher ». C’est le moment de la levée des masques.

- Tension entre la bande son qui contribue à l’accroissement du suspens et le resserrement spatial sur la cabine placée au cœur de la place Charles Williams.

- Expressions mouvantes sur le visage de Clément dont le masque de plâtre se défait jusqu’à l’aveu : « les femmes sont magiques ». Or, c’est bien la passion du féminin qui a poussé « L’Homme qui aimait les femmes » au crime. Mais désormais, nous ne sommes plus dans la comédie même si un happy-end clôt le film. Même, le dénouement est double.

 

Transition : Pour donner naissance à la comédie policière, Truffaut a donc eu l’ingénieuse idée d’y ajouter le féminin qui, jusque-là, en était exclu. Nous avons vu à quel point il a contribué à la levée des masques et à la révélation des identités. Le cinéaste combine ainsi habilement les deux genres.

 

III) Une comédie policière en hommage au cinéma :

 

Objectif : Comment Truffaut fait des clins d’œil aux deux genres : la comédie et le film policier en assumant des coutures grossières et des incohérences pour le plaisir du spectateur.

 

A)  Le goût des saynètes et des gags :

 

- Truffaut cultive une esthétique du décalage en insérant de petites respirations qui font souvent office de transition.

Ex : la saynète du café chaud.

Elle n’apporte rien sur le plan le plan de la diégèse policière mais elle permet de mettre en scène un couple qui est en train de se former, couple qui apparaît comme le double de celui que Truffaut forme avec Fanny Ardant.

 

- Truffaut intègre aussi des gags :

EX : Les deux cigarettes dans la bouche de Clément sont une invention truffaldienne car dans le roman, il en fumait une pendant que l’autre se consumait dans un cendrier. C’est donc un meurtrier qui finit par nous faire rire.

EX : La fuite d’eau au commissariat qui est purement gratuite mais foncièrement comique (geste sensuel de Barbara qui se lèche la lèvre).

 

Ex : La scène des réfugiés: ils débarquent au commissariat et Santelli appelle la préfecture à 11h du soir…

 

B)   Un certain regard sur le cinéma :

 

Truffaut met en abîme la position du spectateur et renouvelle le blason féminin.

 

Citations N°5 :

A observer plus particulièrement : Regards hors-champ+ mouvement panoramique des la caméra.

- 1’13 : La scène du soupirail, motif qui revient dans 4 scènes.

- Julien Vercel semble s’intéresser à l’enquête policière mais il y a un contraste entre son inertie physique et ses paroles. Quand Barbara lui annonce la tenue des  obsèques de Massoulier, il répond de manière péremptoire : « Faut y aller, faut y aller » mais paradoxalement son regard s’en va hors-champ comme attiré vers un ailleurs. Il y a comme un déplacement de l’enjeu de l’enquête : à qui appartiennent ces « compas » qui arpentent la rue ?

- Le soupirail apparaît comme le parangon de l’écran et constitue un appel à la rêverie, une ouverture vers un ailleurs.

On peut y voir une certaine idée du cinéma : l’essentiel ne se joue-t-il pas là ? Non pas dans un film policier comique mais dans une comédie policière?

 

 

 

Conclusion :

     Avec Vivement Dimanche, Truffaut a cherché à réaliser un savant mélange entre deux genres cinématographiques en partant du principe qu’une telle innutrition était non seulement possible mais féconde. Il rejoint ici le mélange du grotesque et du sublime qu’Hugo appelait de ses vœux et qui a permis de donner naissance à un nouveau genre théâtral, le drame romantique. La comédie policière truffaldienne n’a peut être pas pour ambition de révolutionner le cinéma mais elle allie certainement le piquant et l’agréable. VL