Méthodes : La didactique

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> La Guerre

Composition de didactique 

Devoir noté 10/20 à la session 2013 de l’agrégation interne de Lettres modernes

Contribution d’Isabelle DELAPART

 

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Les élèves du secondaire ont déjà abordé en troisième au collège de traitement poétique de la guerre à travers l'étude de poèmes engagés : « Souvenir de la nuit du quatre », de Victor Hugo, « Strophes pour se souvenir » de Louis Aragon, « Demain »  ou « Ce coeur qui haïssait la guerre » de Robert Desnos, « Barbara » de Jacques Prévert, « Le déserteur » de Boris Vian. Entre hommage aux victimes tantôt pathétiques tantôt héroïques ou bien refus du combat destructeur au nom de son absurdité, les élèves connaissent déjà la palette des réactions que ce sujet suscite.

Aborder en classe de première ce même thème mais à travers un autre genre, celui du roman dans le cadre de l'objet d'étude « Le personnage de roman, du XVIIe siècle à nos jours » permet de mieux saisir par contraste la spécificité de son traitement narratif à travers le filtre du personnage. En outre l'amplitude diachronique du corpus permet de couvrir différentes guerres mais surtout différents mouvements littéraires pour percevoir l'évolution historique non pas tant des faits mais de la conception de leur écriture. En effet le premier des quatre extraits issus des « Misérables » de Victor Hugo permet une première approche romantique au XIXe siècle, tandis que les trois extraits suivants, respectivement « Voyage au bout de la nuit » (1932) de Louis Ferdinand Céline, « L'espoir » (1937) d'André Malraux et « L'acacia » (1989) de Claude Simon, permet d'assister au cours du XXe siècle à la bascule de l'écriture d'une aventure à celle de l'aventure d'une écriture qui mène au Nouveau Roman. Ainsi il s'agira d'étudier en 10 de problématique comment se dit et se dénonce la guerre à travers le filtre du personnage et comment le langage donne forme à l'atrocité presque innommable de la destruction.
        Cette séquence intitulée « Au cœur des ténèbres, le personnage en guerre » peut être abordée en début d’année,  les élèves possèdent déjà les prérequis narratologiques pour repérer le type de focalisation en jeu et les variations de points de vue. Par ailleurs ils savent aussi repérer les figures de style notamment les comparaisons et les métaphores qui vont être abondamment utilisées pour appréhender l'horreur indicible de la guerre.
        L'objectif est de montrer aux élèves comment en faisant varier la caractérisation du personnage par sa description et par son idiolecte ainsi que son appréhension tantôt externe, tantôt interne, s'élabore l'abandon du héros et le recentrage métatextuel sur l'élaboration d'une écriture capable de figurer la défiguration de la guerre.
        Les quatre extraits feront l'objet d'une étude analytique chronologique, le troisième extrait sera le support d'un exercice de réécriture et la séquence se terminera par un exercice d'invention et de synthèse consistant en la rédaction de la préface d'une anthologie de ses quatre extraits. 

 

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L'étude analytique de l'extrait des Misérables de Victor Hugo fait surgir la figure célèbre de Gavroche mais sollicite sans doute le contexte historique le moins familier des élèves. Il convient d'expliciter la référence à Voltaire et à Rousseau, philosophes des lumières du XVIIIe siècle qui réapparaissent à la rime des quatrains de la chanson de Gavroche comme les responsables quoique indirects et lointains du formidable mouvement d'espoir qui a conduit à la révolution française de 1789 et qui se fracasse atrocement tout au long du XIXe siècle à travers les tentatives avortées de républiques si vite remplacées par des récidives de restauration ou des coups d'état impériaux. Victor Hugo qui a exercé toute la violence de sa satire envers Napoléon III dans « Les Châtiments », choisit un autre angle d'approche dans son roman en magnifiant la figure héroïque de la victime innocente de l'enfant.
        Le premier axe d'étude commence par le repérage spatio-temporel de la mise en scène de la mise à mort de Gavroche. La position omnisciente, extradiégétique et hétérodiégétique du narrateur permet une vision surplombante de la scène dans laquelle le regard alterne entre l'enfant et la métonymie de la barricade qui désigne le peuple insurgé menacé par le feu des « gardes nationaux et des soldats » : en effet il s'agit bien d'un spectacle qui est qualifié de façon romantique par deux épithètes oxymoriques « épouvantable et charmant » alliant le grotesque et le sublime, sans perdre de vue le sens étymologique de « charmant » désignant la  fascination à laquelle on ne peut pas échapper (Carmen, carminis étant un charme magique). Le texte est scandé par l'énumération du décompte des balles.

Le deuxième axe d'étude se concentre sur l'étude du personnage qui est doublement appréhendé par ses paroles et sa description en action. Hormis la prolifération de la chanson, de phrases au discours direct soulignent l'humour du personnage et son origine populaire par l'utilisation dialectale de l'interjection « fichtre » et d'un datif éthique d'insistance « voilà qu'on me tue mes morts ». Les nombreuses métaphores animales pour décrire ses gestes révèlent son agilité et son innocence. On observe une gradation dans les images qui conduisent à une danse macabre où l'enfant défie la mort allégorisée au milieu de l'isotope paradoxale et oxymorique du jeu. Enfin la dramatisation épique de ce duel conduit à la convocation  mythologique du géant Antée, fils de la terre qui se régénérait à son contact et qu'Hercule,  en revenant de l'un de ces travaux terrassa paradoxalement en le maintenant en l'air. Cette convocation offre le double avantage de cultiver les associations antithétiques du géant et du nain, chères au romantisme hugolien et que l'on retrouve dans l'oxymore finale de « petite grande âme » ainsi que de construire un réseau fatal de paronymes poétique : « Antée, géant, séant, sang ». En conclusion il s'agit d'un grandissement épique qui sublime le héros sans évacuer le pathétique transféré sur les spectateurs de la barricade.

 

 

L'étude analytique de l'extrait du roman Voyage au bout de la nuit de Louis-Ferdinand Céline offre un radical contrepoint en mettant en scène un soldat aux prises avec la première guerre mondiale. Le texte est plus difficile à démêler car la focalisation interne nous fait épouser le seul point de vue du personnage qui prend en charge la description de la scène et dont les pensées nous sont directement accessibles par le jeu du monologue intérieur. La vision de la guerre est doublement dégradée par la description et les commentaires du protagoniste. Le premier axe se consacre à l'étude de la scène de l'arrivée paradoxale d'un cavalier à pied. Le premier axe se consacre à l'étude de la scène de l'arrivée d'un cavalier à pied. Le jeu foisonnant des multiples reprises nominales donnent un aspect protéiforme à ce malheureux soldat qui concentre les annotations et les commentaires vestimentaires et esthétiques. Ce décalage consacre sa dégradation donquichottesque et tragiquement burlesque.
        Le deuxième axe permet d'analyser les caractéristiques du discours du personnage narrateur. On retrouve une même volonté de caractériser le personnage par son idiolecte qui surprend le lecteur par deux caractéristiques majeures : le choix d'un registre familier qui interpelle par sa franchise et le refus d’euphémiser :  «  une bien grande charogne », « sacrés ordure », et un mode de construction des phrases qui reposent sur les principes de la dislocation et de la troncation, selon lesquelles les sujets et les compléments sont systématiquement repris où annoncés par des pronoms superfétatoires : « il avait l'air de la saluer lui, ce cavalier à pied, la guerre, en entrant ».

Ce mode très particulier de syntaxe mime l'égarement confus de l'esprit du personnage autant qu'il révèle un monde de chaos aussi bien à l'intérieur qu'à l'extérieur.
Ces formulations décapantes le sont d'autant plus à cause d'un double décalage. D'une part la violence verbale du personnage n'est jamais aussi grande que lorsqu'il aborde des raisons futiles, ce qui est une violence supplémentaire : « chacun sa guerre ! » Que je me dis » au sujet de la boite de conserve. D'autre part lorsqu'il s'agit au contraire de la guerre directement l'attaque allemande est comme euphémisée et esthétisé par des images : « leurs sottises ; ils en craquaient comme de gros paquets d’allumettes et tout autour de nous venaient voler des essaims de balles rageuses, pointilleuses comme des guêpes ».
       Ainsi le parcours du texte qui a commencé par nous faire espérer un personnage qui voulait « arrêter la guerre » nous conduit nous abandonne avec un protagoniste  à la sensibilité décalée et hors de propos qui nous plonge dans le burlesque et le grotesque « qui mijotait en glouglous comme de la confiture dans la marmite » et qui semble pointer l'absence d'empathie et l'égoïsme comme causes de cette situation tragique.

 

 

L'étude analytique de l'extrait de l'Espoir d'André Malraux permet d'aborder un nouveau degré de complexification. En effet on relève l'intrication du récit d'un narrateur omniscient et extérieur et des pensées du personnage livrées en monologue intérieur. Le premier axe étudie l'opposition entre le retrait parfois poétique et distancié du narrateur qui devient lyrique devant Tolède et joue du zeugma : « enfoncé dans son innocence comme un pieu dans la terre » tandis que le protagoniste, Hernandez, aux prises avec la guerre civile espagnole en 1936, se livre à de singulières comparaisons avec une photo de mariage.
        Le deuxième axe attire l'attention sur la dimension métatextuelle des interrogations du personnage qui remet en cause les conceptions figées du langage « comme l'image de l'abattoir est bête ; on n’abat pas les hommes » Ainsi la question « qu'est-ce que ça veut dire » doit être prise dans une acception plus générale, interroger la signification des faits et des mots  est le premier pas pour en saisir l'absurdité.
     Finalement la dénonciation de la guerre, se réalise outre les effets de commentaires et de décalages, par le caractère itératif de l'exécution qui devient mécanique par l'effacement de l'humanité dans la désignation des actants privés d'épithètes pour les caractériser et dans le mélange avec le trivial des lacets.

Au terme de cette étude, on propose aux élèves de supprimer les marques du monologue intérieur et de réécrire le texte comme si le narrateur restait à l'extérieur de la scène nous privant totalement de la subjectivité du personnage. Cet exercice fait prendre la mesure de la difficulté parfois à distinguer les deux.

 

 

L'étude analytique du quatrième et dernier extrait issu de l'Acacia de Claude Simon révèle l'évolution de la conception de la littérature vise à figurer l'infigurable et à mettre en forme la déformation de la guerre. Le premier axe montre l'évolution du personnage qui se réduit à un pronom et ne bénéficie même plus d'un patronyme. Quoi que le texte soit formulé à la troisième personne du singulier, le lecteur comprend que c'est le point de vue du personnage qui est malgré tout adopté et que la langue fusionne dans une logorrhée raz-de-marée tout ce que le personnage peut dire, voir, penser, ressentir jusqu'à effacer la délimitation des phrases et des paragraphes. Au contraire les textes précédents ont multiplié les paragraphes pour figurer l'éclatement et la dislocation.

Le deuxième axe se concentre sur la forme du texte, vaste hypotypose, accumulant les participes présents dans une parataxe accumulative où les repères subjectifs vacillent et se résorbent dans une géométrie éclatée.

Il est proposé en guise d'exercice final de synthèse un exercice d'invention consistant  à écrire la préface d'une anthologie des quatre extraits qui mette en valeur les différentes stratégies utilisées par les écrivains pour mettre en scène et en forme leur dénonciation de la guerre.

 

 

Cette séquence d'étude a révélé comment l'évolution du traitement du thème de la guerre dans le genre du roman est parallèle à celle du personnage et de la conception de la littérature : l'héroïsation épique et oxymorique des romantiques fait place à une contestation qui procède ensuite à une dégradation du personnage, de sa caractérisation et de sa vision pour dénoncer l'absurdité de la guerre. Puis l'écriture d'une aventure se mue en aventure d'une écriture qui tente d'inscrire le fracas et la destruction de la guerre au coeur du texte. Cette étude peut  profitablement être prolongée par un parallèle avec l'histoire des Arts qui poursuit le même trajet de La Liberté guidant le peuple, sur les barricades, du romantique Eugène Delacroix aux tableaux cubistes et déconstruits de Pablo Picasso, tel Guernica, sans oublier les oeuvres expressionnistes d’Otto Dix exposant avec ostentation les mutilés de guerre dans Les joueurs de cartes.

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