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Biblio Stendhal: Littérature et Sensation II, la revanche

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Je n'avais pas eu le courage de relire cet ouvrage mais Gilles Panabières, contributeur historique d'Elettra, vous en propose un résumé.

 

Jean-Pierre Richard, Littérature et sensation :
« Connaissance et tendresse chez Stendhal »

Editions du Seuil, Collection Points-Littératures. 

 

La critique littéraire a pour objet la littérature. Elle peut s’intéresser uniquement à l’œuvre elle-même, c’est-à-dire à la pensée. Mais elle peut également chercher à remonter jusqu’aux expériences sensibles qui constituent cette pensée, jusqu’aux sensations. C’est dans ce sens qu’il faut comprendre le travail de Jean-Pierre Richard. Selon lui, la littérature a d’autres fonctions que le divertissement, la glorification et l’ornement. Elle est une expérience personnelle au cours de laquelle un écrivain tente de se saisir et de se construire, parfois inconsciemment. Le travail consiste en une mise en relation entre l’œuvre et la vie. D’après Jean-Pierre Richard, certains écrivains parviennent à coïncider avec eux-mêmes (Stendhal, Flaubert). D’autres n’y arrivent pas (Fromentin, Goncourt) et ceci s’en ressent dans leurs œuvres.

 

Introduction : Stendhal apparaît double

 

- Esprit logique, lucide, désireux d’arriver au vrai : voie de la connaissance.

- Rêveur chimérique, amant passionné qui fait la chasse au bonheur : voie de la tendresse.

Cette étude veut montrer la coexistence de ces deux tendances opposées.

 

 

Première partie : étude de  la voie de la connaissance pour arriver au bonheur

 

Tout comme Stendhal lui-même, le héros stendhalien, à travers des expériences actives (Julien au séminaire par exemple), cherche le bonheur. Mais Stendhal ne veut pas seulement ressentir le bonheur, il veut en connaître les limites (influence des idéologues : explication scientifique du monde). Pour cela, il lui faut décomposer les données de l’expérience sensible et les analyser.

Une fois ce bonheur apprivoisé, Stendhal doit maîtriser son impatience pour ne pas le laisser se perdre, s’échapper. Le moyen est le langage : les mots, lorsqu’ils sont étudiés parfaitement, sont des garde-fous. La connaissance du monde se fait donc par le langage. Mais pour qu’elle soit exacte, Stendhal a également recours aux mathématiques. Le code civil (Stendhal en lisait quelques pages avant d’écrire) semble également utile pour une connaissance rigoureuse. Mais souvent, la loi est une machine à opprimer : échec : on n’atteint pas le bonheur grâce à la loi. Certains héros stendhaliens sont tentés par la révolte (Julien devant ses juges). Mais la véritable solution pour Stendhal est le refuge dans l’hypocrisie qui nécessite une analyse précise de soi et des autres (Julien face à Mathilde). Mais il y a de l’incertitude dans cette analyse. La connaissance n’est pas parfaite par ce moyen-là : on ne peut calculer l’intensité des sentiments.

Cependant on peut en découvrir les mouvements les plus subtils : la netteté de la connaissance dépend du nombre et de la précision des détails qu’elle contient : le détail fait apparaître la description comme réelle : chaque détail peut découper ses contours sur la netteté des détails voisins. Thème de la montagne : la ville de Verrières s’étend « sur la pente d’une colline dont les touffes de vigoureux châtaigniers marquent les moindres sinuosités ». De plus, Stendhal adore les paysages des Alpes, à cause de leur netteté.

De même, Stendhal essaie d’isoler un sentiment : certains de ses personnages sont quelquefois absorbés par un seul sentiment. Souvent, plusieurs sentiments se succèdent rapidement. Le personnage change d’état (discontinuité psychologique). Cf. Julien et Mathilde : deux sentiments (désirs d’aimer, désir de résister à l’amour) s’enchaînent rapidement. Stendhal essaie de faire l’analyse des sentiments en les décomposant comme il le fait avec les paysages. Lucien Leuwen se voit aimer, cesser d’aimer, puis aimer à nouveau avec étonnement.

Si on exagère la discontinuité, on obtient le comique : le comique naît de la rupture de l’habitude, du « tout à coup » : Lucien Leuwen est jeté de son cheval sous les yeux de sa belle. Dans la caricature, seul le contour existe : les habitués de l’hôtel de la Mole n’ont aucune existence intérieure. Ils ne vivent que par leur côté le plus superficiel : la politesse. Ceci est une limite : à force de limiter le vrai par des contours secs, le personnage perd tout contenu.

 

 

Deuxième partie : contrepartie de la voie de la connaissance : l’imagination est domptée. La connaissance provoque le vide des cœurs

 

Le triomphe de la connaissance s’accompagne d’une sécheresse, d’un aspect définitif, monotone. Stendhal veut alors voir les choses sans les connaître : imagination. Les contours sont moins nets, l’imagination voit en gros, et non pas en détail. Les images sont indécises. Par exemple, Julien ne se fixe aucun but lointain, il s’efforce seulement de déterminer le futur immédiat.

Mais il est difficile de se débarrasser entièrement de l’étude analytique. L’imagination s’infiltre dans les idées ébauchées, les esquisses. Elle crée des images assez fragiles pour pouvoir se détruire et laisser la place à d’autres images.

L’expérience rend l’imagination moins féconde : Waterloo rogne les rêves de Fabrice. L’imagination se rétrécit peu à peu, jusqu'à ce que ses contours coïncident avec le contour du vrai. L’imagination est domptée. Mais l’exactitude, la connaissance provoquent le vide des cœurs.

 

 

Troisième partie : Stendhal cherche à échapper à la voie de la connaissance : recherche d’un certain repos, d’une rêverie, de l’amour

 

La vision analytique se retourne sur Stendhal lui-même. Il se sent regardé. L’image à laquelle autrui veut le réduire, il la réfute :

- Par l’hypocrisie qui veut dresser une paroi sans faille entre le monde et l’âme : Julien est hypocrite car il veut réussir.

- Par la provocation : on se connaît et on se dissimule : la sincérité s’étale, mais un peu trop crûment pour paraître vraiment sincère. Stendhal a besoin de se cacher (Stendhal est un pseudonyme). De même, Julien, Fabrice se sentent traqués. Thème de l’espion sans visage. On aperçoit l’image du prêtre, qui regarde et condamne : la confession est un viol moral.

L’ombre, la nuit protègent alors l’individu qui n’a plus besoin de se cacher. L’ombre est un espace de repos, de halte. Par exemple, Julien, seul dans la cathédrale de Besançon, en entendant sonner la cloche, se met à rêver. Ainsi, seules quelques sensations (ici la cloche) empêchent la conscience de se perdre tout à fait. L’ombre permet à madame de Chasteller de ne plus se cacher devant Lucien.

Lorsque l’âme est rêveuse, tout mouvement brutal semble un effort pénible. Les sentiments ne se succèdent plus mais s’engendrent les uns les autres en un développement continu. L’être trouve une unité dans la mélancolie. Mais Stendhal n’a jamais pu trouver une définition précise de la mélancolie ; en effet, celle-ci n’est obtenue qu’au prix de tout ce que l’analyse avait tenté de conquérir.

La douleur permet de retrouver la dualité de Stendhal :

- douleur sèche : analyse du bonheur dont on est privé.

- douleur regrettante : la mélancolie vient consoler la douleur en se rappelant des moments de bonheur passés.

L’amour peut consoler : il est un échange dont le regard est un instrument privilégié. Le regard échangé ou même refusé est le meilleur signe de la communication rétablie (¹ la conversation laisse le sentiment dans le vague : le langage est codé). Exemple : Fabrice devant Clélia : « il faut qu’elle voit que je la vois ». Mais le regard n’est pas un aveu. Il peut tout dire et tout nier : ambiguïté.

Quelquefois, l’amour se refuse à tout échange (cf. l’amour sans réciprocité). L’amant fait travailler son imagination : cf. Julien à Mathilde : « si je pouvais couvrir de baisers ces joues si pâles, et que tu ne le sentisses pas ». Mais souvent l’être imaginé coïncide avec un être réel. Cet amour n’est donc pas solitaire.

L’amour se traduit dans un espace vertical : ascension vers le haut. L’espace est imprécis, affranchi de ses contours, mais on en voit la ligne d’horizon. Le Rouge et le noir : « Pour la première fois, Mathilde aima : la vie qui toujours, pour elle, s’était traînée à pas de tortue, volait maintenant ».

Le faux sublime : l’individu s’élève mais pour s’identifier à une image idéale : Mathilde adopte des modes vieilles de trois siècles, Julien veut s’identifier à Napoléon. Le vrai sublime n’imite pas une image : il est dicté par lui-même. C’est une sorte de repos, où la conscience finit par disparaître.

 

 

Quatrième partie : opposition stendhalienne entre la connaissance et la tendresse

 

Le monde stendhalien comporte deux chemins opposés dans la chasse au bonheur :

 

Voie de la connaissance

Voie des sentiments

Détails

Vue d’ensemble

Discontinuité

Continuité

Monde exact mais sec

Jouissance aveugle où l’objet du plaisir et la conscience finissent par disparaître

Monde clos

Monde ouvert

 

Cette dualité est présente dans la vie de Stendhal (versant français / versant italien), dans son œuvre (salon de la Mole / grands bois de Verrières), dans les couleurs (Le Rouge et le noir).

Thème de la montagne franchie : passage d’un côté au côté ennemi : Julien passe de Verrières au salon de la Mole, de madame de Rênal à Mathilde : « avant de passer la montagne, tant qu’il put voir le clocher de l’église de Verrières, souvent il se retourna ». N’y a-t-il pas une issue heureuse à cette opposition ?

 

 

Cinquième partie : recherche d’un équilibre entre la connaissance et la tendresse grâce à la peinture, la musique, la littérature

 

Pour vaincre l’opposition, Stendhal essaie de déterminer ce qui est vague, de confondre ce qui est distinct, grâce aux beaux-arts.

La peinture est d’abord (historiquement et logiquement) une reproduction analytique du monde (lignes de forces, armature). Ensuite, la fantaisie vient orner l’armature. Passage de la sécheresse, d’un univers figé, à la tendresse, à un univers en mouvement. La tentation est grande d’aller trop loin (cf. Turner). Il existe selon Stendhal un équilibre instable entre sécheresse et tendresse : Le Corrège,  La Madonna Del Sacco  d’Andrea del Sarto.

La musique commence là où la peinture s’arrête : la musique ne représente aucune réalité distincte, elle est un sentiment qui reste vague. Cependant, elle évoque pour celui qui l’écoute un chemin à suivre, surtout grâce à la voix qui explique ce que l’on doit sentir. Comme l’explication doit rester indécise, l’italien semble la langue la plus appropriée. La musique est à la fois sensibilité et explication, comme la peinture est en même temps couleur et dessin. La musique traduit mieux certains sentiments que le langage, qui schématise les choses.

La littérature peut également trouver un équilibre entre sécheresse et tendresse. Stendhal découvre chez Helvétius, La Bruyère et Voltaire le style sec. Mais cette pensée sans liant gêne la compréhension. Stendhal avoue après le demi-échec du Rouge et le noir : « style trop abrupt, trop heurté ». Il faut donc ajouter des mots pour aérer le roman, habiller une histoire, passer de la discontinuité pure à une certaine continuité. Ceci est réussi dans  La Chartreuse de Parme. Certains héros stendhaliens ont une courbe parfaite (Julien, Fabrice). La vue d’ensemble succède aux détails : la création littéraire veut dépasser en une totalité imaginée les divers moments de l’expérience vécue.

 

 

Sixième partie : coexistence des deux tendances, c’est-à-dire réalisation de l’une par l’autre, grâce à l’amour

 

Les beaux-arts peuvent réduire les oppositions de la psychologie stendhalienne. Parfois même ils réalisent un équilibre qui résulte d’un compromis. Mais l’amour ne peut-il pas faire coexister les deux tendances ?

L’amour édifie à partir d’un objet réel un monde de fantômes : « une chose imaginée est une chose existante pour l’effet sur son bonheur » (De L’amour). Le réel ne garde un poids quelconque que dans la mesure où il accepte de contribuer aux constructions de l’imagination. Cependant, il faut un point de départ réel : les cristaux couvrent le rameau de Salzbourg mais celui-ci demeure. L’amour est le passage du réel à l’imaginaire. Il faut se servir du réel comme base de l’imagination, il ne faut pas dénigrer le réel ; Fabrice comprend peu à peu ceci et il devient un vrai héros stendhalien.

Inversement, la passion, partant de l’imaginaire, peut-elle devenir source de connaissance ? Oui : au moment où le fleuve de la passion ralentit son cours, l’amant peut se retourner et apprécier le chemin parcouru.

La sensation est passive, la perception est active. L’univers stendhalien, grâce à sa force créatrice, est perception : le désir cherche à s’accomplir, il n’attend pas passivement d’être assouvi. Il devient alors possible de connaître et d’aimer. L’amour peut donc retrouver le réel au bout de l’imaginaire.

 

GP